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Plongements |
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Qu'arrive-t-il aux Neufs Tirés lorsqu'on les transpose dans des espaces ayant un nombre supérieur de dimensions? Si on pose que les Neufs Tirés sont une expérience relative à la dimension 0 puisque la cible visée par le canon est en fait un point, c'est à dire un objet dans longueur, largeur ni hauteur, et puis si l'on examine le Grand Verre dans son ensemble, on fnit par s'apercevoir que Duchamp a pris la peine de nous faire partager l'expérience du passage des Neufs Tirés en dimension un et en dimension deux (au moins). Les Stoppages étalon constituent la transposition des Neufs Tirés en dimension 1 et les Pistons de courant d'air aussi appelés Voile Acté (Voie Lactée) sont la transposition des Neuf Tirés en dimension 2. J'avoue m'être senti un peu éberlué lorsque je me suis rendu compte de cette correspondance et même avoir douté un peu de moi-même jusqu'à ce que je découvre dans un coin obscur du livre de A. Schwartz que quelques autres au moins avaient souffert avant moi de la même berlue : "Richard a établi un parallèle intéressant entre les 3 Stoppages étalon et les deux autres éléments en question: "les Tirés... sont des déviations d'un point - la cible. Les 3 Stoppages-étalon... sont des modifications d'une ligne. Les formes des Pistons de courant d'air... des changements opérés dans un plan"". [R.H.][ in A.S. P 154] Passons pour l'instant sur les détails... Il reste qu'en augmentant lentement le nombre de dimensions considérées, Duchamp introduit également un autre changement de perspective étonnant dont je ne me suis pas encore trouvé en mesure de m'expliquer la portée, même si je crois avoir bien compris ce qui se passe dans la suite. Dans les Neuf Tirés, Duchamp indique qu'il s'intéresse à l'adresse, c'est à dire en somme à la mesure de l'intentionnalité humaine. C'est cela qui se trouve enregistré à cet endroit dans le Grand Verre. Dans les trois Stoppages-étalon, il enregistre au contraire le hasard de la chute de trois segments de fil de un mètre tombant d'une hauteur de un mètre. De même, dans les Pistons de courant d'air, il fixe au moyen de la photographie ce qui résulte de l'action du hasard sur un quadrillage de gaze agité par le vent. Pourquoi diable Duchamp passe-t-il ainsi subrepticement d'une mesure de l'intentionnalité humaine en dimension 0 à des mesures de son contraire, de son opposé, de son complémentaire, en d'autre termes du hasard dans les dimensions supérieures ? J'avoue ne pas encore avoir compris ce qui est en jeu, pourtant sachant que Duchamp fut un passionné d'échecs - jeu déterministe par excellence - mais qu'il s'intéressa aussi à la roulette - jeu probabiliste par excellence - on peut augurer que ce basculement doit avoir un sens, sens qui doit se trouver fortement lié aux efforts que Duchamp a toujours fait pour atteindre à l'indifférence. Si maintenant, passant outre à cette temporaire impasse, on poursuit le mouvement de Duchamp vers des espaces dont le nombre de dimensions est de plus en plus grand, on voit survenir un autre basculement de perspective. A force d'ouvrir l'espace du peintre vers l'infini, à force par conséquent de considérer des oeuvres d'un nombre de dimensions de plus en plus grand, il arrive un moment où l'auteur de l'oeuvre finira par se retrouver... dedans ! Et le spectateur aussi, évidemment. De là tous ces schémas préparatoires jouant sur la dualité intérieur/extérieur qui précèdent l'irruption de Etant donnés... la glorieuse approximation démontable de Philadelphie... Ces exercices sont faciles à repérer dans l'oeuvre de Duchamp, mais il n'est pas si simple de comprendre à quoi ils correspondent et pourquoi ils apparaissent et précisément à ce moment de la dialectique qui parcourt sa pensée. Pourtant, dès que l'on suit en soi même la course aux dimensions à laquelle nous invite le Grand Verre, on voit très bien que Duchamp doit en venir à rechercher comment une création et une vision externe de l'oeuvre se transforment (basculent) en création et vision internes lorsque le nombre de dimensions augmente. D'où Objet-dard, Coin de chasteté, Feuille de vigne femelle et quelques autres études préparatoires à peine moins évidentes dont en particulier les divers montages liés aux expositions surréalistes et l'illustration réalisée Face cachée du dé. Or dès que le créateur et le spectateur se trouvent ainsi jetés à l'intérieur de l'oeuvre, projections pour ainsi dire de "quelque chose" de dimension supérieure qui est ou qui contient l'oeuvre, une question parfaitement incontournable se pose à savoir : qu'est-ce qu'ils font là ? C'est la question que pose Duchamp dans Etant donnés....en toute netteté, en toute immédiateté. Question éthique. Question aussi qui constitue comme une sorte de retournement de celle qui se trouvait subrepticement posée dans Jeune home triste dans un train où Duchamp et le spectateur (l'un et l'autre étant le jeune homme triste) se regardent traverser l'oeuvre qui bien que de dimension deux, baille littéralement sur des espaces et des oeuvres d'ordre plus élevé qui finalement finissent par engloutir le peintre, le spectateur et une sorte de projection bidimenssionnelle ou tridimensionnelle de l'oeuvre véritable - le tableau ou d'autre fois le musée lui même - projection qui constitue l'indice ou le signe de l'oeuvre véritable, l'ancre de cette oeuvre dans les basses dimenions. Et c'est donc ainsi, dans le droit fil de sa réflexion sur une peinture multi-dimensionnelle que l'éthique fait irruption dans la pensée de Duchamp qui fut autrement tout sauf un moraliste et qui cultivait si consciencieusement l'indifférence, particulièrement dans le choix de ses ready-mades, qu'il faut bien s'attendre à ce que son éthique soit d'une nature assez particulière. Et c'est pourquoi je soupçonne que le passage de l'intentionnalité au hasard qui se produit entre les Neuf Tirés et les Stoppages-étalon est un des moments critiques dans le mouvement de la pensée de Duchamp. Quant au fait que cette irruption de l'éthique dont Etant donnés... constitue à la fois le témoignage et l'aboutissement final ait été fondamentale dans l'oeuvre et la vie de Duchamp, il suffit de se souvenir qu'il a fortement insisté pour que cette approximation démontable soit présentée et considérée comme sa dernière oeuvre pour balayer tous les doutes. Mais à vrai dire, il y avait dès l'origine un autre mode d'existence de l'éthique chez Duchamp, une exigence pour ainsi dire fondatrice, inaugurale. En formant en toute lucidité le projet de briser à jamais les parois de la prison des peintres, puis en ouvrant dans ses oeuvres et dans les faits l'investigation picturale - la pensée spatiale humaine - à une liberté inouïe, il lui a bien fallu élaborer un mode de déplacement, une méthode d'exploration de cette liberté. C'est une sorte de tautologie puisque d'une part, comme l'on montré les mathématiciens, l'espace ne tient jamais qu'aux moyens qui permettent de l'explorer et qui littéralement le construisent (Cf. Henri Poincaré, "Pourquoi l'espace a trois dimensions") et d'autre part, l'éthique, en ce qu'elle peut avoir de fondé biologiquement, comme ensemble de règles tendant à préserver ou augmenter la Vie, peut être considérée comme une méthode d'exploration du temps. En ce sens, l'éthique n'aura jamais fait défaut à Duchamp qu'un seul et unique instant : celui où la pendule nous arrive de profil. |
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