La morale a la vue courte

On admet de nos jours aisément que jalousie sexuelle est une élaboration de la « sélection naturelle », mais on s'avise moins que les tendances qui lui sont opposées le sont tout autant. Les deux sont nécessaires quoique apparemment et logiquement contradictoires.

A y regarder de plus près, « tout se passe comme si » nous étions menés par des répertoires de conduites issues de dépôts différents, et pour ainsi dire sédimentaires, de l'Evolution Biologique.

En certaines circonstances de l'Evolution, la jalousie sexuelle a rempli (et remplit toujours) un certain ensemble de « fonctions » et dans d'autres contextes (par exemple chez les Hommes et les Bonobos) un certain type de conduites opposées se sont mises à remplir d'autres fonctions, fort utiles (par exemple l'apaisement des conflits sociaux par les relations sexuelles chez les Bonobos).

Il importe de bien comprendre que les divers répertoires de conduites que nous a légués l'évolution biologique (et on pourrait sans doute parler plus justement ici d'attracteurs de comportements) n'ont pas besoin d'être cohérents. Il suffit qu'ils soient utiles sur des périodes, géologiques, au cours desquelles, en fonction des circonstances adverses, la mise en oeuvre de solutions opposées et contradictoires peut s'avérer précieuse pour la survie d'une espèce.

A bien considérer les choses, il serait même tout à fait nuisible que ces répertoires de conduites soient cohérents, tout simplement parce que l'Histoire – aux aléas de quoi ils servent à faire face – n'est elle même ni logique ni cohérente.
Et aussi – comme le montre la mise au travail de mutations hasardeuses de certaines séquences de gènes dans le fonctionnement de notre système immunitaire – parce qu'il faut porter en soi-même une certaine dose de chaos pour se trouver en mesure de faire face au chaos.

Et comme il en va pour les gènes, il n'est en outre pas du tout nécessaire que ces conduites soient également distribuées au sein d'une population donnée. Il suffit pour que la dynamique des populations puisse faire son oeuvre, que ces conduites ne soient pas trop incompatibles entre elles au sein d'une population ou dans les diverses circonstances de la vie d'un même individu.

De là proviennent ces oscillations et ces incertitudes caractéristiques des comportements humains, ces balancements étranges et indécis entre ce que nous appelons « bien » et ce que nous appelons « mal » et cette impression permanente où nous sommes de n'être pas parfaits dont ont tant joué les religions.

Mais en réalité nous sommes bien plus que parfaits. Car toute perfection n'est que relative, adéquate seulement à une situation – ou quelques unes.
La vie dans son déploiement réel, la vie telle qu'elle joue et se joue vraiment aux échelles géologiques requiert bien davantage. Elle requiert l'adéquation à toutes les situations y compris celles très rares, d'une probabilité inexistante à l'échelle d'un individu mais qui sont pourtant certaines à l'échelle de quelques centaines de milliers ou de quelques millions d'années.

Il n'existe pas de Bon, ni de Parfait, ni d'Adéquat, ni de « survival of the fittest », ni d'ailleurs de « fittest «  en soi. Au regard des échelles de temps et d'Histoire mises en jeu dans l'Evolution, toutes ces notions sont relatives à des contextes et à des circonstances particulières. Ce dont nous avons du mal à juger parce que cent mille ans ou un million d'années, cela n'a pas de sens humain concret.

Nous pouvons certes imaginer ce qui s'est passé sur des échelles de temps aussi considérables, parce que nous disposons de traces, d'indices qui nous permettent de suivre comme en pointillé ce qui a pu arriver. Mais imaginer le futur sur de pareilles échelles de temps pour lequelles nous ne disposons plus du tout de ces précieux indices qui nous aident pour reconstituer le Passé, voilà qui est tout à fait hors de portée des capacités humaines de rêverie.
Et c'est en quoi la « sélection naturelle » guidée par le jugement des hommes est généralement ou bien comique, ou bien absurde, ou bien ubuesque ou bien dangereuse, ou bien désastreuse et le plus souvent tout cela à la fois.


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La morale a la vue courte (2) - Pierre Petiot - Mai 2008

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