Citations et Remarques sur

Le miroir des simples âmes anéanties

de

Marguerite Porete

 

 

 

 

 

 

 

 

"Seigneur, qu'est-ce que je comprends de votre puissance, de votre sagesse ou de votre bonté? Ce que je comprends de ma faiblesse, de ma sottise et de ma mauvaiseté. Seigneur, qu'est-ce que je comprends de ma faiblesse, de ma sottise et de ma méchanceté? Ce que je comprends de votre puissance, de votre sagesse et de votre bonté. Et si je pouvais comprendre l'une de ces deux natures, je les comprendrais toutes deux. Car si je pouvais comprendre votre bonté, je comprendrais ma mauvaiseté. Et si je pouvais comprendre ma mauvaiseté: telle est la mesure".
Le miroir des simples âmes anéanties - Marguerite Porete P249

"S'il était possible que je n'eusse jamais été et que de ce fait je n'eusse jamais péché contre sa volonté, si c'était là son plaisir, ce serait aussi le mien.

... Et après cela, je considérai en pensée comme s'il me demandait comment je me comporterais si je savais qu'il pût préférer que j'aimasse mieux autrui que lui. Et alors le sens me faillit et je ne sus que répondre ni que vouloir ni que répliquer mais je répondis que je prendrais conseil.

Et ensuite, il me demanda comment je me comporterais s'il se pouvait qu'il pût aimer autrui mieux que moi. Et ici le sens me faillit et je ne sus que répondre ni que vouloir ni que répliquer.

Bien plus, il me demanda ce que je ferais et comment je me comporterais s'il se pouvait qu'il pût vouloir qu'un autre m'aimât mieux que lui. Et pareillement, le sens me faillit et je ne sus que répondre, pas plus qu'auparavant, mais je continuai de dire que je prendrais conseil. Et je fis ainsi, prenant conseil auprès de lui..."

 

"Or cette âme se trouve à présent en ce premier être qui est son être. Ainsi elle en a laissé trois et de deux fait un seul. mais quand cette unité existe-t'elle ? Elle existe quand l'âme est remise en cette simple Divinité qui est un simple être de fruition répandue, dans la plénitude du savoir, sans sentiment, au dessus de la pensée. Ce simple être accomplit en l'Ame, par charité, tout ce que l'Ame accomplit car le vouloir est devenu simple. Et ce simple vouloir n'a pas d'actions à son compte, depuis qu'il a vaincu la nécéssité des deux natures, quand vouloir fut donné pour que l'Ame fut simple. Et ce simple vouloir, qui est divin vouloir, met l'Ame en divin état. Plus haut, nul ne peut aller ni descendre plus profond ni être homme plus annulé.

Qui veut entendre cela se garde des pièges de Nature, car aussi subtilement que le soleil tire l'eau hors du drap, sans qu'on s'en aperçoive, même en le regardant, pareillement Nature se trompe à son insu si elle ne se tient sur ses gardes grâce à sa très grande expérience."

 

La Nature cherche Dieu à sa manière grâce à sa très grande expérience. Mais elle le fait avec la maladresse inhérente à toute créature

 

"Ah! Dieu, que Nature est subtile en bien des points en demandant sous apparence de bonté et sous couleur de nécessité ce qui nullement ne lui revient. Certes ce qu'elle réclame est souvent dangereux. Car avec ses ruses, elle obtient souvent ce qui ne lui appartient pas, en le dérobant elle même grâce à sa force, à sa vigueur et à sa gentillesse. Je l'ai éprouvé pour ma grande malchance. Mais ce fut pour mon plus grand bonheur en m'en remettant, à mon insu, au savoir divin pour ce que j'avais à faire. Et ce savoir divin et ce repos obstruaient le chemin de mon pays, en me dissimulant la réalité lorsque je devais prendre humilité pour connaître la mienne. Et c'est pourquoi j'ai perdu en cela ce qui était mien, que je possédais et qui jamais ne fut mien.

Il peut bien arriver que l'on ne trouve en un royaume deux créatures qui soient de même esprit. Mais quand il se produit d'aventure que ces deux créatures se trouvent l'une l'autre, elles s'ouvrent l'une à l'autre et ne peuvent se cacher quand bien même elles le voudraient, en raison de la condition de leur esprit et de leur complexion et pour la manière de vivre à laquelle elles sont appelées, qu'elles le veuillent ou non. Ces gens ont grand besoin de se tenir sur leurs gardes, s'ils n'ont atteint le sommet ou la perfection de franchise 11 .

C'est pourquoi je vous dis, en conclusion, si Dieu vous adonné sa haute création, son excellente lumière et sa singulière amour, soyez féconds et multipliez sans défaillance cette création. Car ses deux yeux vous regardent constamment. Et si vous le considérez et le regardez bien, ce regard rend l'äme simple."

 

Il y a un paradoxe de la liberté on dirait.

Si la liberté est de faire ce que l'on veut, on n'est pas libre puisqu'on est courbé (tel l'outil) par la prédiction, la prophétie de ce vouloir particulier. Or être courbé sous un vouloir particulier est précisément la situation de l'esclave (et outil). Il ne change évidemment rien à cette situation que le vouloir particulier soit ou non son propre vouloir. L'esclavage n'est pas du tout le contraire de faire ce que l'on veut, il s'agit même d'une certaine manière des deux faces de la même fausse pièce.

Le malheur ne réside pas dans ce pouvoir humain (et par conséquent divin aurait dit Spinoza) de prophétie puisque gouverner c'est prévoir et que "ces gens pourraient gouverner un pays s'il en était besoin, et sans avoir à intervenir" 2

Pas plus qu'il ne réside dans le vouloir, puisque de toute évidence, il faut bien que Dieu veuille 3 ce que nous avons sous les yeux (mais qui est d'un vouloir simple puisqu'il s'agit d'un être simple de fruition répandue...)

Pas plus qu'il ne réside dans la décision puisqu'en fait celle ci contient, comme l'avait noté Mallarmé, du hasard ("Jamais un coup de dés n'abolira le hasard, toute pensée émet un coup de dés"), c'est à dire que toute pensée et par conséquent toute décision est rencontre. Il n'est pas de décision qui ne sorte essentiellement de la main de Dieu.

Le malheur réside bien dans un vouloir particulier, c'est à dire séparé de la totalité (ou de la volonté divine, c'est tout un), dans l'enchaînement d'une prophétie restreinte, la perte de la totalité historique, la mutilation d'un devenir exécutée du point de vue de l'utile, c'est à dire dans un but qui ne se confond pas avec celui de la totalité.

La seule liberté possible est donc de vouloir ce que Dieu veut, d'aimer "sans nul pourquoi" c'est à dire de sortir de la sphère de l'outil, car seul l'outil a un pourquoi.

Vouloir pour soi, c'est encore une manière de se prendre pour un outil, c'est pourquoi fondamentalement le pouvoir chosifie, le dominé apparemment, et le dominant essentiellement puisqu'avant de prendre autrui pour outil, il a bien fallu commencer par soi même.

Il n'y a donc de liberté qu'en Dieu. La liberté est donc le dépassement du cadre de l'utile. Il n'existe pas de souveraineté qui soit particulière, ni d'ailleurs de milieu entre la souveraineté et son contraire.

Il n'y a pas lieu de mettre en doute la violence de l'éclairage que projette sur toute chose (l'esprit humain y compris en tant qu'il ne se saisit que comme chose) l'évasion inopinée de l'empire de l'outillage. Toutes les religions de quelque hauteur portent témoignage du fait. La perte du pourquoi, est aussi bien perte de l'état de créature, perte de toute loi, fût-elle d'origine divine.

Quant au Loin-Près, on trouve dans des légendes indiennes d'Amérique centrale l'opinion selon laquelle les premiers hommes étaient pourvus d'une vision immédiate, totalement affranchie de la distance. Ce n'est que dans un second temps que les Dieux, effrayés des pouvoirs des premiers hommes bornèrent leur vision, la leur mesurèrent pour parler plus précis. Un physicien aura davantage de peine à évaluer ce que serait un monde dans lequel la vitesse de la lumière serait infinie.

Cependant, si absolue puisse être l'effusion divine, il faut noter qu'on n'en meurt pas. Peu de traditions témoignent que la rencontre soit fatale, du moins pour quiconque y était - si l'on ose ainsi dire - préparé. On peut bien exposer à des fins didactiques que la mort et la vie perdent toute importance en l'excellence du point de vue, il reste qu'un choix est fait et que ce choix n'est pas la mort. Le Grand Oeuvre moral se clos sur ce qui après tout en fondait l'ouverture, mais sans gravité aucune, et comme sans poids. Le mouvement paraît comme celui d'une infinie légèreté. La vie est bien la volonté divine, cet immédiat dont nous ne croyons pas nos yeux. La vie n'était guère pesante que du mortel fardeau, lourde de ce peu de conséquence.

Mais aimer la mort (et même pire...) ne saurait jamais se refermer sur soi en ceci que seul le vivant en est capable, plus hauturier du néant que l'inerte. L'art n'est que de dire oui à cet imprononçable non.

La mort n'était que le dernier cri du quant-à-soi. L'utilitarisme n'a guère de véritablement primaire que d'être ledernier objet de l'amusement des sages. Quant à la vérité, quoiqu'il s'aboie, il est assez aisé de juger s'il en approche à ce qu'il erre indéfiniment par système sur tout ce qui touche aux buts et aux moyens: par exemple, survivre n'est assurément pas le but du vivant, mais l'une des conditions d'ailleurs fort secondaire de son propos.

Il est très remarquable, donc que la révélation ne tue point. Il est encore plus remarquable que pas une religion ne prenne la peine de s'expliquer sur ce détail. "Allez toucher du doigt l'infini" disent-elles toutes, "vous m'en direz des nouvelles". Et les plus rigoureux de faire comme on leur dit, de s'en trouver bien et d'en dire des nouvelles.

Pourtant, laissés seuls au rivage de l'océan de la totalité, que nous reste-t'il du voyage hors cette monstrueuse, cosmique et ivre indifférence. Indifférence aussi quant au succès des (bonnes) oeuvres humaines, à commencer par l'amour même.

N'avons nous pas rejoint le siècle en ceci même où il excelle, en ce peu de soin qu'il a de sa propre durée? N'avons nous pas atteint cette apathie que Sade léchait aux commissures des lèvres d'un vouloir particulier rendu ivre, enfin dissous en un pur mécanisme, Sade qui fit comme un seul homme avec son siècle confiance à la Nature 4 jusqu'à ce point. Sottise bourgeoise et roturière, où l'on attendait mieux.

Comment la mystique peut-elle être impie à ce point, infidèle à la totalité à ne vouloir considérer que le chemin étrange et brusque qui mène à la totalité, puis l'expérience immédiate de cette totalité même en l'éclair du Loin-près, mais pas la sortie - pas moins immédiate pourtant - de cette totalité. Comme si Dieu, qui s'exprime de toute évidence en tout instant et sans détours ne s'exprimait pas encore vertigineusement quoique clairement en cette infinie douceur où nous est offerte son absence.

Si la divinité met tout en oeuvre - à ce que dit Hegel - pour que le résultat garde trace de la vérité du processus qui l'a créé, pour ne point taire quel océan elle est, et si c'est là le but ultime de l'homme, d'où vient qu'elle nous reconduise chaque fois avec douceur mais fermeté jusqu'à la grève.

Se pourrait-il qu'au delà ou en deçà de la vanité d'une âme mal anéantie il y ait quelques raisons d'écrire le Miroir des simples âmes anéanties, des raisons issues comme tout le reste de l'effusive indifférence et qui seraient alors d'un jeu singulier 1 qui procéderaient d'un rire, d'une joie absolument désencombrée 2 comme le sourire lointain mais tendre de Bouddha, sourire sans mépris et sans distance s'il en fut.

Les non-dupes errent disait Lacan, 3 soit, mais errer à ce point...

Il sied à l'homme de prophétiser, il lui sied d'incarner la prophétie, d'en être l'en deçà comme l'au-delà.

On ne dépasse pas l'immédiat, pas même dans la prophétie parce qu'elle est aussi de l'immédiat comme toute poésie le réalise. Il n'y a de prophétie que de rencontre, comme il n'y a de poésie que de rencontre, comme il n'y a de totalité que de rencontre.

On ne dépasse pas la totalité, on l'atteint et elle vous désengage, de tout, y compris d'elle même et c'est en tant que totalité qu'elle procède ainsi.

Vouloir Dieu 4 sans retour est encore un vouloir privé, c'est un vouloir privé du retour, ce vouloir Dieu est donc encore un vouloir privé de Dieu et un vouloir de Dieu privé. C'est en cet oubli absent, en cette absence d'oubli de soi - et du soi - que toute religion défaille en désignant la voie d'un salut privé. Les mystiques au contraire de tant d'autres en croient leurs yeux mais ils n'en reviennent pas, et là, ils errent.

Soit posé même qu'il n'en serait rien, que ce silence sur le retour ne serait qu'expression, que trace de la vérité qui est indicible comme chacun sait, et comme il se déduit de l'hypothèse que le religieux serait échappée belle hors l'utile, donc au delà comme en deçà de la parole qui n'est jamais qu'un outil comme un autre. Hors-hors l'utile, il peut être dit sans inconvenance, serait-ce seulement la beauté, la légèreté, la perfection d'en être revenu

Mais il y a mieux: de l'inutile, il reste à faire.

 

 

 


 

 

 

1 - Liberté

2 - P 133

3 - Ce n'est pas bien loin d'une volonté, d'une joie de vivre nietzschéenne. Cette volonté là est la volonté de vivre de la graine, ou peut-être encore une puissance de vivre

4 - C'est à dire en fait à l'idée que l'on se fait de la Nature, toute référence à la Nature est foncièrement réductionniste, mutilante puisque la Nature c'est la vigueur ou rien, un souvenir, une idée, un cadavre... Même chez Sade!

1 - Mais non particulier...

2 - Mais non désenchantée...

3 - L'homme qui se dégonflait quand il fallait être un Saint

4 - Même s'il n'existe pas apparemment la plus infime différence entre ce vouloir là et Dieu, même s'il s'agit d'un vouloir-Dieu