|
1
L'effraction
La religion s'institue dans ses génèses par cette fracture du
temps qui bée sur la perte. Elle est
l'institution imaginaire de la sous-vie.
La religion consiste en cette manoeuvre stupéfiante, mêlant indissolublement
l'escamotage et l'effraction, d'une mise en pièces du monde d'où jaillissent
tout armés les trois éléments de la Sainte Trinité:
- le Profane, soit ce qui paye infiniment et
indéfiniment les pots cassés, matière d'un manque si profond que toutes les
richesses en sortent, bref, la Dette.
- le Divin, soit la mort de l'unité, donc
indissolublement son fantôme, être infini et indéfini comme seul ce qui est mort
sait l'être, l'objet comme l'objectif de toute vente, bref, la
Marchandise
- le Religieux enfin, le lien ("religare"), soit
cette glue qui se nourrit indéfiniment de recoller les morceaux, le péage
de la Totalité, bref, la Monnaie.
La religion est vraiment cette séparation en actes. Elle est cela à tout
instant et doit l'être, l'étant en somme essentiellement. Elle rien
d'autre au fond que cette très ordinaire insinuation qui sème la zizanie pour
vendre la conciliation. Un discours contempteur, un cancan, qui ne tire sa
force que de la taille de ce qu'il diffame.
2
Le visible
A l'endroit, cela se présente comme une gesticulation de théâtre
visant à reconstituer l'unité, mais qui, par une sorte de malheur
systématique n'y parviendrait pas vraiment. Ou plutôt, mieux, qui n'y
parviendrait jamais que pour un instant, celui du sacrifice, celui infiniment et
indéfiniment précis du rite qui brise l'unité à nouveau d'un mouvement
qui la montre et la cache à la fois.
A cela, nulle malice, ni pudeur, ni mystère, ni dureté du réel, qui au pire
s'indiffère et de la même eau s'offre. Non, à cela rien d'autre que nécessité de
boutique : autrement l'unité ne serait plus à vendre.
Geste spectaculaire et donc pétri d'occulte aussi, puisqu'occulter, c'est
fort exactement mettre en scène (quoi sinon?). Geste en quoi aussi bien se tient
tout le spectacle, car vous pouvez chercher, il n'y en a pas d'autre.
Rite ! Fascination, obsession puis hypnose de l'ombre du nombre, où
s'enracine tout Pouvoir, puisque régner c'est toujours compter sur des redites,
et qu'obéir au fond, c'est toujours répéter. Beauté de la logique
que cette répétition dont le spectacle tire son effectivité soit déjà là,
paraphant l'acte de naissance des choses. Ainsi dès l'aube, voit-on la
fée du désenchantement tisser laborieusement son voile, cette sorte de vérité
dont la vertu ne tient que d'être répétée souvent.
3
L'invisible
A l'envers, c'est tout simplement la séparation à l'oeuvre. Autrement dit le
coeur de la religion même, ce coeur qu'elle s'arrache à l'instant, dont elle
désigne l'ombre à la vindicte, comme lui étant chose toute extérieure, "Mal",
"Ennemi" et "Diable, et en effet le prince de ce monde, par construction,
dans l'exacte mesure où la religion règne.
Aussi peut-on dire indifféremment, selon que l'on prend la chose de fesse ou
de farce, que le mal est le côté excrémentiel du religieux, ou bien que le
religieux est le côté excrémentiel du mal. L'un dans l'autre, l'excrément
n'étant pas ce symbole de la monnaie que devina si mal un Freud, mais plutôt la
monnaie elle même, c'est à dire ce mouvement imaginaire où la séparation est à
la fois posée et niée.
L'institution de Dieu n'a pas d'autre source, moyen, ni but que la
profanation du monde, c'est à dire, sa transformation en truc, en
travail, en chose, bref en déchet. Il
n'y a jamais eu d'autre sacrilège que celui ci, inaugural, dont se constitua le
sacré. Tout autre n'en est jamais que la répétition, c'est à dire au mieux, la
caricature.
Il y a bien de la légèreté à oublier que consommer et consumer
ne sont devenus si cousins que d'avoir fréquenté ensemble la même Eglise, dont
ils sortirent tous deux sonnants et trébuchants à l'unisson.
Que l'autel soit l'ancêtre direct de l'étal, se
devine aisément à leurs communes morphologies. Cela seul aurait du faire voir
combien l'un n'est rien d'autre qu'une évolution plus aboutie de l'autre.
4
L'esprit du don
Le temps fuit, emportant avec lui la vie qui l'enlace. Rien ni dans l'un ni
dans l'autre qui se laisse saisir et ou s'atteigne autrement que par la poésie
ou la mystique, c'est à dire immédiatement, au mépris de tout
lien, au delà de toute espérance, ou pas du tout.
Pareillement l'art au fond de son puits à merveilles, ne connaît ni ne veut
connaître ni dimanche ni jours ouvrés. Il n'est que de cet emmêlement de
patience et de passion, de fureur et d'entêtement de l'alchimiste à son
fourneau, sans passé ni attente, sans égards ni pitié pour ses propres cendres,
et sans autre projet que l'or tout proche d'une lucidité qui croît et pousse
sans temps mort.
Tout cela participe bien trop du présent pour ne pas se
connaître don.
5
L'échec toujours recommencé...
Il en va tout autrement du sacrifice, du meurtre s'il faut
l'appeler par son nom, démonstration notable de la vie par l'absurde, acte
indéfiniment manqué d'où l'essentiel chaque fois échappe. Echec fondamental,
inaugural, et certitude certes, mais d'avoir tout manqué, tristesse de la vie
envolée d'ou bée soudain le désert d'un passé sans présent, sans présence, ne
laissant sur la plage qu'une seule vie, privée.
Et l'expérience en outre a ceci d'idéal et d'heureusement pédagogique d'être
répétable à volonté. L'assurance disais-je, la puissance du nombre donc,
l'industrie, presque.
Et puis lentement l'ombre qui sourd de ce qu'il faut absolument taire,
la honte, qu'il faut absolument parer d'écrans, de fumées, de
parfums et de voiles, de peur que ne s'évente l'échec piteux sur quoi se fonde
tout ce lourd tralala, et que vient escorter à propos le sémillant cortège de la
pudeur, de l'occulte et du mystère.
Oui. Il en va tout autrement du meurtre, où le présent brusquement se fissure
en un avant et un après, d'où émergent toutes les imaginations du
corps, l'évidence manipulable de la
chose. La matière, qui n'est rien d'autre que
cela.
Le meurtre, rase gratis, et c'est tout un dimanche, la fin des hésitations,
du danger, de l'incertitude. La paix. Plus sûr, plus fiable qu'un cadavre,
cherchez si vous voulez, vous ne trouverez pas.
Oui. Le meurtre, enfin, dont naît toute assurance, non point celle d'une
communauté - secrètement ruinée par un affreux soupçon - mais celle du partage.
Qui que ce soit, quoiqu'il advienne de ce qui tombe et qu'on dépèce, chacun des
survivants pourra en emporter un petit bout chez soi en souvenir, témoin que
l'on se passe et se repasse dans cette complicité jaune
de ceux qui restent sachant si fort qu'ils l'ont échappée
belle. Oui. Le crédit déjà, dans son aspect le
plus exact, celui des créditeurs dépeçant le
failli ! L'unanimité même qui sonne à l'accord des
contrats.
6
O dette
On peut dire que poètes, mystiques ou artistes payent de leur
personne. Sans doute. Mais c'est très littéralement
d'avoir jeté tout masque et d'avoir laissé croître
en eux le désir de vivre cette nudité, essentielle,
chimique, par quoi la peau - qu'elle soit vitrail de chair ou
d'âme - devient membrane par où fitrent et s'infiltrent
les lumières, fluides et flux du réel.
Rien de tel ne bat plus au coeur du sacrifice où l'art est au contraire de se faire porter pâle.
Il n'est pour l'homme de peur plus grande que celle qu'il a de son
esprit. C'est dire, des images que celui sans trève ni repos
crée - Quoi d'autre ? Les pierres ne craignent rien. La mort,
même, est plus légère que cet effroi causé
par l'esprit qui se meut. Ou plus exactement, l'angoisse de la mort
n'est rien d'autre que cela : l'effroi du mouvement d'un esprit dans
lequel l'horreur sans fond des images se déchaîne sans fin
ni rémission. Car ce n'est pas l'effroi de la fin qui nous
tourmente, mais bien l'effroi d'un effroi sans fin.
Preuve qu'il n'est rien qui soit su plus redoutable aux hommes que l'esprit humain.
D'où l'idée de laisser un autre lui faire face. Prêtre ! Notez que l'un se risque ici mais ne vaut pas pour l'autre.
Le prêtre n'est qu'un intercesseur, un intermédaire, bref
un abstrait - qui se défausse. Cette première
défection, se prolonge au travers d'innombrables sacrifices, ou
l'acte qui se noue au foyer du théatre n'est guère rien
d'autre au fond que de payer ses dettes.
Aussi, si verdâtre qu'il soit, le billet ne cèle pas ses origines: in God we trust.
Car quoiqu'on dise, entre le croyant et son dieu, il n'est tout de
même le plus souvent question que de donnant-donnant. Oeil pour
oeil, dent pour dent, on sent bien que cette loi d'airain au moyeu du
commerce le rendrait vite de bien peu d'intérêt, s'il
n'était heureusement possible de tromper un peu le divin en se
défaussant à nouveau sur une tierce partie, la victime,
qui, elle, n'y est vraiment pour rien. Qui n'est que signe donc, vide
absolu de sémantique. D'où l'arbitraire souvent qui
préside à son choix.
Ainsi paraît l'échange, le quiproquo
dans lequel l'exigence d'équivalence transmuée en
abstraction monétaire jaillit à travers la victime avec
la lame. Abstraction, car la victime au fond se résume à
cela: valoir. A ce point
qu'aujourd'hui encore, d'un être cher tué par accident,
nous nous consolerions qu'il fût au moins mort pour quelque
chose. Comme s'il n'était pas plus humain, libre et digne
de simplement mourir pour rien.
Et donc, ne vous étonnez pas que la monnaie soit froide, c'est
qu'elle n'acquiert véritablement fonction et efficace que
du refroidissement fatal.
7
Au bout du compte
Il faut convenir que l'aboutissement logique du religieux - c'est à dire de
la réitération indéfinie de la séparation qui le constitue, comme de celle du
dépeçage destiné à en distribuer rituellement l'image profane autant que
concrète - ne pouvait guère être autre que le genre décomposition où nous avons
le douteux privilège de vivre.
Il ne s'agit pas simplement du signe ou du symptôme de la barbarie, mais de
cette fracture de l'unité du temps qui est la barbarie de l'abstraction elle
même, de quelque "matérialisme" qu'elle se voile. Il s'agit très
précisément de cette goutte de sang intellectuelle que toute l'eau de la
mer ne saurait jamais suffire à laver.
Pourtant, quelque monstrueux qu'en soient les ravages et l'histoire, il n'y a
jamais rien eu là d'autre qu'images. Et c'est assez prouver ce vrai qu'ils nous
dénient, à savoir que les images sont de ce monde et quelle est leur puissance,
où s'hallucine - comiquement désormais - le Réalisme - bourgeois, y en eut-il
jamais d'autre - en des sommets qui dépassent de fort loin les timides hauteurs
du World Trade Center.
Ecrans, fumées, parfums et voiles ! Poussifs et poussièreux poncifs issus de cette
fracture où s'engouffrent toute force et toute beauté. Nous qui sommes du coeur
de l'image savons bien mieux que ces redites. Les amants du temps sans couture
ne vivent pas de préalables. Dans chacun des recoins du sinistre théatre,
laissons sans faire de bruit fourmiller nos merveilles.
|
|