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1
Distance
Il n'y a de vérité que de métaphore.
Ce n'est certes pas dire que la vérité soit
métaphorique. Mais, il n'est de vérité que de
cette distance de la métaphore au réel. La
vérité vient comme l'évaluation de
l'adéquation de la métaphore au réel.
Il serait absurde de penser que la vérité n'est que cela. Non. Elle est cela, elle n'est rien d'autre. Elle ne saurait être autrement, elle n'a pas d'autre mode d'existence.
Car il n'est point d'évaluation de l'adéquation de la
réalité à elle-même et du reste, il n'en est
pas besoin.
2
L'être-là
Qu'on annihile l'écart entre la métaphore et le réel, et il n'est plus que
l'être-là, l'être immédiat, parfaitement adéquat à lui même, sans
au-delà, sans distance, un éternel présent, hasard total ou bien nécessité
absolue, mais qui, hors du recul de l'image, du modèle, sont indiscernables et,
pourrait-on dire, n'ont pas même lieu.
Au plus près, l'être-là est sans lois car la loi est image, elle
décrit, re-présente un comportement. Elle n'est pas le comportement, elle n'en
n'est que le modèle. Et il n'y a pas d'autres lois dans la Nature que celles
que les images y mettent.
Il n'est pas légitime d'en déduire que la Nature soit un chaos, pas davantage
qu'il ne l'est de la dire ordre. Chaos et déterminisme ne sont que deux modes de
l'absence d'esprit. Car l'esprit présent à lui même se souvient que le chaos ou
l'ordre sont encore des images, des représentations, des modèles.
L'être-là, quant à lui, n'a pas de modèle. Il est insouciant, insensé. Il est
sans précédent et n'est exemple de rien. Quant à ce que nous en savons, comme
l'a excellemment noté Marcel Duchamp, la mariée n'est jamais mise à nu que par
ses célibataires même. Nous ne prenons jamais savoir de l'être là que par un
mouvement dont le ceci s'absente.
3
La perception comme agir
Ce que nous montrent nos sens, ce n'est pas le réel, mais seulement ce qu'ils
en pensent. Nos sens ne sont pas des récepteurs, pas même des
acteurs, mais des actions, des processus.
Percevoir n'est pas accéder au réel, c'est plutôt agir, construire, bâtir une
image, une carte relative à cette partie du monde qui tombe sous nos sens. Le
modèle stimuli-réponse est utile, mais il est mensonger. Nous ne réagissons pas
à des événements extérieurs, c'est notre activité perceptrice qui
construit ces événements.
Il n'arrive jamais rien au fond à ce qui n'est pas vivant. L'inerte est sans
histoire, même s'il en a une pour nous ; pour nous, pour qui cela a un sens
d'avoir une histoire.
Nous prêtons notre autonomie d'êtres vivants à l'inanimé, mais l'inanimé
n'est pas autonome.
Nous voyons des formes dans le monde, des choses
ayant une sorte de destinée propre analogue à la
nôtre, des propriétés, des réactions,
là où il n'y a peut-être qu'une seule monstrueuse
fonction d'onde.
4
Religion
Nous ne sommes pas vraiment sortis de l'animisme, nous avons simplement
transfiguré l'âme des choses en "lois de la nature", et sans doute cela
marche-t'il un peu mieux, mais nous continuons pourtant de projeter notre point
de vue d'êtres vivants sur le monde et à y croire si fort que nous prenons sans
arrêt la proie pour l'ombre, confondant sans cesse et sans vergogne le
signe et la chose, ce que nous savons du monde et ce que le monde
est, à savoir, jusqu'à nouvel ordre, une énigme.
Nous ne sommes pas non plus sortis des monothéismes, nous continuons de
penser comme s'il existait un point de vue absolu sur le monde, un point de vue
qui ne serait pas celui de la chair, une perspective qui serait indépendante de
la condition d'être vivant.
Nous ne voyons pas que le concept de perspective n'existe que pour le vivant
et qu'il y a abus à l'étendre au delà.
Nous nous prenons à croire à une vérité absolue quand la vérité ne saurait
jamais être - et ceci par construction même - que la vérité d'une
image.
5
Surprise
Percevoir, c'est élaborer un modèle, c'est à dire essentiellement une
imperfection dont par une étrange confiance on augure qu'elle aura un
certain degré de fidélité.
Fidélité à quoi ?
Pas au réel puisque de celui-ci on ne juge jamais que par la perception
justement. Mais fidélité à la vie sans aucun doute, puisque nous ne
mourons pas si souvent d'accorder du crédit à ce que nous disent nos sens.
En cela, en ce fragile argument, en ce risque se tient toute la vérité de la
perception. Et nous avons acquis là comme une sorte d'entendement du miracle.
Nous ne nous étonnons donc plus comme le faisaient les Grecs de ce que les
sens nous soient parfois trompeurs. Ce qui nous surprend désormais, c'est que la
perception soit relativement fiable, car c'est de quoi nous sommes
vivants.
Ce qui, quoique l'on vante des charmes de la mort, reste la surprise
fondamentale.
6
Le réel n'est pas vrai
Mais l'être-là celui dont nos sens nous parlent est ce que nous ne voyons pas,
ce que nous n'entendons pas, ce que nous ne sentons ni ne ressentons, ce que
notre toucher ne nous découvre jamais.
Car toute perception est poésie, c'est un faire.
Les sciences nous ont appris récemment que le processus de perception
construit des cartes dans le cerveau. La carte n'est pas le territoire.
La carte peut être fiable ou fausse. En revanche, le territoire est d'une
exactitude immédiate, totale et inévitable.
Il n'est pas vrai, il est réel.
7
Le signe n'est pas abstrait
De ce que la perception puisse être construction d'une carte, il ne faut pas
conclure qu'elle soit une abstraction.
La perception est réelle dans son résultat. Les cartes qu'elle construit sont
réelles, elles ne le sont assurément pas moins que ne le sont les territoires.
Toute carte est un code. Les éléments d'un code sont toujours
réels, et il faut qu'ils le soient car un code doit lui même être lu
ou perçu.
Mais même dans ce qu'elle a de prétendûment abstrait et plus généralement de
non-immédiatement palpable, c'est à dire dans son mouvement même, toute
métaphore est réelle, elle est de ce monde, elle advient.
Avant la perception, n'est pas identique à après. La perception
émerge ou surgit dans ce monde avec le même degré de
réalité qu'un barrage qui s'effondre, qu'un éclair qui s'abat, qu'un flocon de
neige qui se pose.
8
Trébuchet
Ce qui vient d'être dit confirme la vulgate platonicienne selon laquelle nous
ne voyons que des ombres.
Mais du même mouvement, cette antienne se trouve infirmée sur un point, un
énorme détail, un seul mot qui a lui seul contient toute l'erreur platonicienne,
et ce mot est le "que".
Car il se trouve que voir, c'est produire des ombres. Il se trouve que
la lumière qui produit les ombres n'est pas au delà de nous mêmes. Cette
lumière est de ce monde, et c'est nous mêmes.
Il n'y a pas d'autre lumière, il n'y a pas d'autre intellection que celle,
fragile et risquée du vivant.
Nous sommes le feu qui produit la connaissance. Il n'existe pas de savoir qui
ne soit issu de ce feu.
Nous sommes ce feu qui est la connaissance.
9
Cohérence
Nous sommes ainsi contraints de reformuler nos très approximatives assertions
initiales.
Si nos sens eux mêmes ne nous donnent à connaître que des
images, et non pas le réel, alors tout ce que nous pouvons atteindre,
c'est une certaine cohérence entre ce que nos sens nous donnent à
connaître, et ces autres images, métaphores, modèles qui constituent nos
représentations du monde.
La difficulté réside désormais dans l'explicitation de cette
cohérence.
10
La fuite du sens
La métaphore n'est métaphore que parce qu'elle relie un ceci à un
cela. Ce faisant elle dit ceci par cela et institue
à cet instant cela comme un au-delà de ceci.
C'est dans ce rapport (c'est à dire dans la fidélité, dans la vérité
de ce rapport) qu'elle est métaphore. Une métaphore qui n'aurait aucun degré de
vérité, une métaphore qui - étymologiquement - ne transporterait pas de
sens, une métaphore qui ne dirait rien - absolument rien - du
réel ne serait pas une métaphore, mais un être là, une simple partie du réel.
Il n'existe pas de différence de nature entre l'un quelconque des termes
d'une image et une simple partie du réel. Toute chose peut potentiellement en
représenter toute autre.
Pourtant lorsque la métaphore est manquée, lorsqu'une partie du réel ne
renvoie à rien d'autre qu'elle même, elle n'a pas d'au-delà, elle ne dit
rien, et surtout elle ne sert à rien. Ce qui n'est en rien rendre grâce à
l'utilitarisme, mais simplement faire ce constat qu'une métaphore est manquée
lorsqu'elle n'est pas utile au vivant.
Le sens est ce qui a le pouvoir de s'enfuir.
11
Jeu
Tout peut faire signe certes.
Cependant, chacun soupçonne un peu qu'en tel constat on ne tienne pas la
vérité du signe. Que les lettres de l'alphabet soient (devenues) arbitraires ne
signifie en aucun cas que l'essence de l'écriture réside dans la liste des
symboles qu'elle utilise. Savoir lire, c'est tout autre chose que de savoir son
alphabet.
L'informatique nous a accoutumés à la création et à l'emploi de langages
artificiels, formels et abstraits et d'une effectivité concrète et tangible.
Cette pratique nous a appris que le noeud du signe réside très exactement
dans le jeu des symboles, c'est à dire dans la dynamique
qui les assemble. Les glossaires ne sont tissés que de silences et les
grammaires sont insensées et muettes
L'âme s'enfuit, elle fugue, se sauve avec le temps. Elle est ce
mouvement vers l'au-delà dont se froissent sans cesse les pages des grimoires et
dictionnaires.
12
Propagation
Une métaphore n'est vraie que si elle se propage.
Une idée, une idée brute, ce n'est rien d'autre au fond que le sentiment
d'une métaphore prometteuse, grosse de tout un réseau d'images qui se
raccordent, s'articulent de manière apparemment cohérente. Ce n'est rien
d'autre d'abord qu'une comparaison, un simple "comme" et l'intuition que
cette comparaison va s'assembler avec d'autres déjà connues ou pressenties à
naître.
La sensation actuelle, le pressentiment ou la confirmation de cette
explosion brusque mais coordonnée de liens métaphoriques constituent la seule
différence entre une métaphore poétique qui n'est belle que de son instantanéité
et une idée qui vaut d'abord par sa cohérence.
La poésie se nourrit d'abord de fulgurance, c'est à dire de la vérité vive,
native, atomique, mais onde, mouvement déjà. L'éclair jaillit et d'un même
souffle croît, s'enracine, c'est le feu fondu avec l'arbre.
La poésie est un risque sans doute, mais il n'est pas de trouvaille de poète
qui ne soit vraie, ou bien, si l'on préfère, le bonheur de l'image c'est sa
vérité.
13
Forêts en flammes
Les idées, quant à elles, marchent d'une allure plus pesante. Chacun de leurs
pas s'appuie sur ces mêmes éclairs qui ravirent autrefois le poète mais qui sont
désormais des éclairs rassis, assourdis.
De vieux éclairs, en somme ; de ceux dont on a pris coutume et de la
secourable lumière desquels l'esprit s'est habitué au point de ne plus même la
voir.
C'est pourtant sur ce tissu de platitudes, de grisaille, de fadeurs et de
cendres que la métaphore va raviver l'incendie du sens, mais à un autre niveau
et sur une toute autre échelle. Une seule étincelle pourra y suffire et en un
vertical et monolithique eureka tout un réseau de relations qui n'avait jusque
là que vivoté dans l'ombre et la discrétion prendra feu et naîtra soudain à
l'effectivité
14
Infini
Il ne serait guère étonnant que les quelques difficultés que nous avons avec
l'infini soient en dernière analyse l'un des reflets inattendus de la
propagation de métaphore.
Ce que nous appelons l'infini n'est en général rien d'autre qu'une
image approximative de la répétition du même. Ce qui est une très
mauvaise image, en ce sens que, ou bien il s'agit d'une image non achevée,
imparfaite, incomplète, ou bien il s'agit de l'image la plus plate qui soit,
celle du retour du même, de l'absolu retour d'un même absolu.
Mais ce qui est plus grave, c'est que pareille métaphore laisse à penser que
la chair des choses, celle qui fait l'événement dans son essence
et dans sa saveur - mot qui a la même étymologie que savoir - celle qui fait par exemple que les
propriétés du nombre 1 sont différentes de celles des nombres 3 ou 5, aurait
tendance a se laisser oublier"pourvu qu'on aille assez
loin", "au bout d'un certain temps". Il y aurait alors, caché sous le
concept d'infini, l'idée d'une disparition du temps en quelque sorte par
évaporation. Si bien qu'à l'infini, tout deviendrait indistinct, insipide,
et les événements et nouveautés de plus en plus rares... Mais si tel était le
cas, avec quoi mesurerait-on, percevrait-on alors le temps ?
Bien qu'il existe des situations où il soit prouvé la fréquence des
nouveautés aille en
diminuant avec les très grands nombres - c'est le cas par exemple avec les nombres premiers - il est assez douteux qu'il en aille
ainsi en général pour toutes les formes de nouveautés
15
Calcul
Un modèle scientifique n'est rien d'autre qu'une métaphore qui prolifère,
qui se propage en préservant sa valeur de vérité, et qui donc autorise le
calcul.
Il faut se rendre compte de ce que l'essence du calcul est
analogique et non pas opératoire.
Ceci d'abord parce que dans un calcul, l'opératoire n'a de valeur qu'en
tant qu'il obéit à des lois, à des règles, à une grammaire, à un programme,
à un algorithme. La vérité d'un calcul ne tient qu'à la fidélité avec laquelle
les règles de calcul sont exécutées "en réalité", c'est à dire dans
l'être-là.
L'ordinateur le plus rapide du monde ne vaut pas un clou s'il s'écarte tant
soit peu de la route que le code de son programme lui assigne.
Là encore, la vérité est tout entière dans le rapport entre un réel et une
image
16
Quatre
On peut se faire une idée assez juste du problème par une sorte d'analogue
calculatoire de la "Bibliothèque de Babel" de Jorge Luis Borgès.
Il suffit de se représenter un auditoire réuni pour un propos quelconque et
devant lequel un expert s'avance et annonce: "Voilà Messieurs, j'ai mis à
contribution toutes les ressources de calcul disponibles sur cette planète,
hommes et machines inclus et le résultat est quatre...".
Par delà l'extraordinaire prestige dont jouissent les ordinateurs et les
experts, on peut songer qu'il se trouvera quelqu'un pour s'enquérir naïvement
des règles de ce vertigineux calcul, ce qui se traduira par cette petite
phrase: "le résultat de quoi ?".
Et même on peut augurer que la seconde question pourrait porter sur
l'interprétation de ce vaillant résultat, ce qui se manifestera par:
"quatre quoi ?", ceci malgré le fait que cette seconde question ne
soit pas nécessairement valide
17
Oracle
Qu'un homme ou qu'une machine opèrent dans un coin de l'univers selon des règles
strictes mais inconnues de nous n'est pas un calcul, quoique ce soit une
opération, chose qui en soit n'a pas de valeur épistémologique particulière,
puisque le réel opère en permanence sans que cela produise le moindre savoir,
tantq ue nous ne nous en trouvons pas avertis
Il se peut bien - selon la vision de Stephen Wolfram - que le monde ne soit
que cette sorte de calcul insensé. Mais nous ne faisons pas de calculs
pour le simple plaisir d'opérer. Il n'y a pas de calcul sans attente et
il n'y a pas de calcul sans interprétation - en un sens pour ainsi dire théatral - du résultat.
Calculer,
c'est consulter un oracle. Et il n'y aurait rien de surprenant à
ce que l'origine du calcul se trouve là, dans les rites et les procédures
oraculaires. Il y a eu le Yi King bien avant que ne naisse la notation binaire,
ceci bien que le Yi King soit fondé sur la notation binaire.
Et le résultat, le nombre ou l'ensemble de nombres que nous attendons de nos
machines n'est pas d'une nature essentiellement différente de ce que les
pélerins venaient chercher à Delphes, c'est un signe. Ce n'est
visiblement comme essentiellement rien d'autre que cela.
Aussi pouvons nous, nous aussi dire, comme le fit un jour Héraclite : "Le maître à qui appartient l'oracle, celui
de Delphes: il ne parle pas, il ne cache pas, il fait des signes"
18
Imperfection
Et maintenant nous savons pourquoi il faut que la métaphore soit une
imperfection.
Il doit en être ainsi parce qu'une métaphore trop fidèle, une métaphore qui
serrerait le réel de si près, qu'elle en épouserait tous les détails, conduirait
à des calculs inconsidérément longs. Ou plutôt elle conduirait à des calculs
aussi longs que ceux qu'opère le réel lui même.
Or, il est hautement déraisonnable d'espérer calculer plus vite que l'univers
avec la même précision que lui, car celui-ci calcule de tout son coeur et des
toutes ses forces, forces dont nous ne pourrons jamais espérer détourner qu'une
faible partie à notre propre usage.
Or le calcul doit prédire. Il doit donc dire quelque chose de
l'événement qu'il simule, avant que celui-ci n'advienne, sinon il
est inutile.Et dès lors, calculer sur la base de métaphores parfaitement
exactes, même en employant l'Univers tout entier comme calculateur, ce serait se
condamner à ne pas calculer assez vite car le résultat n'arriverait jamais -
dans le meilleur des cas possibles - que trop tard, c'est à dire au mieux, juste
en même temps que l'événement
22
Eternelle - Unique - Absolue
De ce que la question de la vérité ne se pose jamais que pour une image, un
modèle, on peut bien conclure qu'il n'y a pas de vérité éternelle car les
modèles ne sont pas éternels.
On peut aussi en conclure qu'il n'y a pas de vérité unique et absolue parce
qu'il est tout à fait possible que plusieurs modèles, plusieurs images soient
fiables, adéquats.
On peut aussi apercevoir que, la vérité étant une mesure, une évaluation de
l'adaptation d'un modèle au réel, il y a tout lieu de se féliciter qu'elle n'ait
rien de figé parce que nous savons bien que le monde change et qu'il nous faut
par conséquent modifier nos modèles pour pouvoir nous adapter à ce changement
23
Eloge de la simulation
De ce que la vérité soit toujours relative il est probablement peu fondé
d'augurer que la vérité puisse jamais faire bon ménage avec la tolérance et la
paix. Il est même beaucoup plus raisonnable de s'attendre à ce qu'en la matière,
le combat (la guerre, la polémique) soit le père de toutes choses.
Stimuler
l'affrontement de métaphores rivales est une méthode efficace pour évaluer leur
degré de vérité avant que la question ne se pose avec une urgence concrète à
l'ensemble d'une espèce donnée ou même à la vie toute entière. Il y a donc tout
lieu d'espérer que les espèces qui ont su entretenir en leur sein des mécanismes
d'anticipation de ce type en aient tiré un avantage évolutif non négligeable.
Cependant, comme la guerre est coûteuse, les espèces qui auront su maintenir
ouverte la question de la vérité en leur sein à un coût relativement faible,
c'est à dire s'en tenir à des guerres simulées ou limitées plutôt que de s'en
remettre à des guerres ouvertes, auront un avantage évolutif supplémentaire.
Globalement, la vie a tout intérêt à susciter et à mettre en compétition le
maximum de représentations du monde (i.e. le plus souvent, d'espèces). Le
but est de calculer des approximations du réel suffisamment fiables et au plus
faible coût possible. Payer chaque erreur de sa vie est par trop dispendieux, le
mieux est de modéliser, de simuler les affrontements et de laisser les questions
d'adéquation des images au réel se résoudre à ce niveau.
Quoiqu'il soit
fort probable qu'elle puisse introduise un biais puisque le véritable enjeu est
souvent littéralement une question de vie ou de mort, la simulation permet
d'obtenir des résultats bien plus rapides et bien moins coûteux.
24
Probabilités
Mais de ce que la vérité soit toujours relative - évaluation de l'adéquation
d'une nécessaire imperfection au réel - il est certainement erroné de conclure
pour autant que tout se vaille.
Les espèces qui fondent leur survie sur des modèles du monde erronés
disparaissent vite. Celles qui se trompent moins disparaissent beaucoup plus
tard. Certes, l'accident est partout, et même une espèce de génie peut trébucher
à tout instant. Simplement, en moyenne, les espèces de génie disposent
d'une représentation du monde qui couvre l'énorme majorité des accidents. Ce qui
signifie que la probabilité qu'elles disparaissent est relativement faible -
quoiqu'évidemment jamais nulle.
En d'autres termes, la question de la vérité est une question vitale, vitale
pour l'individu, vitale pour l'espèce et plus globalement pour la vie en
général.
25
Démocratie
Tout cela fait qu'il n'y a guère lieu de s'étonner de l'existence de la
polémique et de sa vigueur dans l'espèce humaine.
Cependant, nous autres hommes, avons acquis les moyens de porter la
simulation de la guerre à des plus haut niveaux, nous pouvons laisser
s'affronter métaphores et modèles pour ainsi dire directement, c'est à dire au
niveau du langage, au niveau des métaphores elles-mêmes, sans nécessairement
devoir faire la preuve de leur adéquation au risque de notre vie.
Et c'est cela le sens profond, et pour ainsi dire biologique de la
démocratie. C'est cette possiblité de laisser s'affronter les images, théories,
les points de vues et les modèles, ce que la tyrannie par essence, n'autorise
pas. La démocratie est avant tout le théatre d'un darwinisme des images, d'un
darwinisme des modèles. Elle est en somme le prolongement de la sélection
naturelle par d'autres moyens. Elle est la question de la vérité des images
posée sur le bon terrain, c'est à dire au niveau des images elles mêmes, et non
plus au niveau de sempiternelles ordalies darwiniennes.
Bien sûr, au bout du compte, l'ordalie demeure le fond des choses, et ou bien
la démocratie joue sur cet arrière plan du risque, ou bien elle ne fonctionne
pas. Mais ce qu'il faut retenir de plus profond... Et c'est que la démocratie constitue un
mécanisme de calcul bien plus efficace que l'ordalie biologique.
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