De l'anarchisme, du marxisme, du
surréalisme
et de quelques autres ismes
pris dans les
rides du temps
- L'anarchisme, le marxisme et le surréalisme paraissent,
vus d'aujourd'hui, cloués dans leur passé.
- Le marxisme est du moins sur ce point sensiblement
différent des deux
autres, dans la mesure où sa "grande époque" est
nettement postérieure à celle où vivait son
fondateur. Si Marx joua
bien un rôle dans l'émergence d'un mouvement ouvrier, il
demeura celui
d'un relativement modeste serviteur.
De son vivant, Marx
fut très peu connu, et son oeuvre presque complètement.
Elle le
demeurait encore à la mort de son compagnon Engels. Ce dernier
parvint
quand même à donner à Marx le rôle fictif de
fondateur et d'initiateur
du mouvement socialiste.
La "grande
époque " vint bien plus tard, après la Révolution
Bolchevique à
la fondation de la troisième internationale. Le Marxisme parut
alors
comme la doctrine officielle d'un Communisme apparemment triomphant.
Pour autant, les ouvrages de Marx demeuraient largement inaccessibles
et, pour l'essentiel, inconnus.
Une quatrième époque fut
celle de la coupure du monde en deux blocs, dont l'un adopta le
Marxisme comme idéologie. C'est à cette époque
seulement que l'oeuvre
de Marx devient réellement accessible -- ce qui parut
être fatal à son
rôle idéologique.
Pour autant, comme l'anarchisme et le
surréalisme, le marxisme semble être difficilement
séparable de
périodes historiques auxquels ils sont associés. Ils le
demeurent
exagérément, et bien davantage que le sont
généralement des doctrines,
des philosophies, des mouvements, etc.
- Il est pour une part normal que l'anarchisme reste
associé
à la
révolution industrielle à laquelle il a largement
contribué par
l'accroissement du coût du travail et la formation des
travailleurs. Il
est dur alors d'en isoler la pensée d'un mouvement historique,
décimé
entre les deux guerres, et largement digéré dans les
syndicats et les
partis de gauche d'après-guerre.
Dans ce cas, il serait
normal que l'anarchisme soit revendiqué par ces derniers, au
moins
comme pensée des précurseurs, comme origine historique.
Il devrait même
être largement revendiqué comme un pan de
l'idéologie dominante, ne
serait-ce qu'au nom des valeurs de liberté et de
solidarité. Il n'en
est pourtant rien. Comme si, contradictoirement, l'anarchisme gardait
toute sa force subversive en demeurant pourtant enfermé dans le
passé.
Et l'on préfère se réclamer de pensées et
de penseurs plus anciens.
- En un sens, une
pensée anarchiste n'a jamais existé, et moins encore une
doctrine ou
une théorie ; seulement un mouvement multiforme. Le
mouvement
d'auto-émancipation du monde ouvrier est au fond le seul
identifiant de
l'anarchisme.
Les pensées, les idées, les théories, sont
plutôt éclatées en trois grandes familles : le
communisme,
l'individualisme et le syndicalisme. D'autre part, les
théoriciens de
l'anarchisme ne furent jamais les dirigeants et les organisateurs des
mouvements. Jamais d'ailleurs des organisations ne se construisirent
sur des théories, mais plutôt sur des objectifs
pragmatiques : journée
de huit heures, mutuelles, etc.
En conséquence, le
mouvement anarchiste a été travaillé par une
double contradiction. La
première est "doctrinaire" entre le
communisme et
l'individualisme, la seconde est
"stratégique" entre
syndicalisme révolutionnaire et anarcho-syndicalisme. (Le
premier tend
à ramener l'organisation politique à l'organisation
industrielle,
contrôlée par les travailleurs par branches d'industrie,
le second, par
des Unions Locales, à ramener la production des biens et des
services à
l'organisation locale de la vie.).
- En
remettant ainsi les choses à leur place, on peut
considérer Marx comme
l'un des théoriciens du mouvement anarchiste, avec cependant une
singularité particulière : l'époque où
il vécut le place parmi les
précurseurs, et celle où son oeuvre fut connue est
postérieure à
l'écrasement du mouvement révolutionnaire.
- Quand l'anarchisme, le communisme, le socialisme, se veulent une
révolution dans la civilisation, le surréalisme se veut
une révolution
de civilisation. C'est ce qui fait son ancrage à la
période
révolutionnaire des années vingt, et son
ambiguïté. Le mouvement
surréaliste historique est paradoxal : sa prétention
est démesurée, et
son activité réelle se distingue mal de celle d'une
école artistique à
la mode.
Cet écart est particulièrement flagrant au cours de
la première période, celle de La Révolution
Surréaliste : nouvelle réforme de l'entendement,
fonctionnement réel de la pensée... Le Surréalisme
se veut une Renaissance,
non pas de (l'antiquité dans) l'Occident Moderne, mais de
(toutes les
civilisations dans) l'humanité entière. Il est donc une
critique
radicale de la modernité, dont l'époque faisait
d'ailleurs pressentir
l'urgence. Et pourtant, le mouvement réel ne donne pas vraiment
l'image
de ses ambitions.
- Le mouvement
surréaliste n'avait sans doute pas d'autre alternative que de se
fixer
dans un moyen terme, entre une avant-garde artistique et une
révolution de l'esprit :
celle de devenir un mouvement d'artistes engagés pour la
révolution
prolétarienne. C'est ce que dénote dans un
deuxième temps le titre du
nouveau journal : Le Surréalisme au service de la
Révolution.
Ce
moyen terme n'ôte pas complètement les
ambiguïtés précédentes et leur
ajoute celles qui étaient propres à cette
révolution : écrasement du
mouvement ouvrier réel dans les pays où la
révolution échoue, mais même
dans ceux où elle réussit en principe, triomphe du
marxisme officiel
qui est en réalité l'occultation de la pensée de
Marx et de tous les
autres théoriciens de la pensée anarchiste.
Sous le
couvert du marxisme, c'est en réalité tout le
rationalisme bourgeois
des lumières qui est remis sur pieds, c'est à dire toute
la pensée
pré-contemporaine.
- Mouvement d'artistes,
le mouvement surréaliste n'était pas pour autant un
mouvement
artistique, du moins pas un mouvement artistique tel qu'il pouvait
s'inscrire dans le monde de l'art, pour ne pas dire le marché de
l'art,
au début du vingtième siècle. Cela parce qu'il
changeait la fonction de
l'art. Il n'était pas le seul.
Indépendamment des
positions politiques prises, le surréalisme, comme l'essentiel
des
avant-gardes artistiques du début du vingtième
siècle témoignait d'un
malaise de l'art occidental, ou plutôt de l'occident envers
l'art.
- L'art n'aurait été que la simple décoration
d'un
monde utilitariste,
voire un "supplément d'âme". La
critique d'un tel état
de fait ne saurait se conclure par la revendication d'une plus grande
place faite à l'art, que ce soit sous forme de
décoration, ou de
supplément d'âme. À ce compte, il aurait
été plus judicieux de penser à
la disparition de l'art en tant qu'activité
séparée de l'utile, ou
encore à une remise en cause de l'utilité de toute chose.
Je
ne suis pas sûr que le surréalisme soit allé
très au-delà du symptôme.
Il a rejeté l'esthétique au profit d'une exploration du
fonctionnement
réel de la pensée. C'est une excellente hypothèse
de travail, mais elle
est un peu juste pour une entreprise qui s'inscrivait essentiellement
dans l'art et dans la poésie.
- Dans la société bourgeoise (Burger, citoyen),
l'art devient marchand. L'art moderne est dans un marché, comme
il a pu être dans les temples ou les palais. <>
Il
n'est pas évident que l'essentiel de la production artistique se
concentre dans des objets (d'art) de telle sorte que le marché
de ces
objets puisse devenir le seul territoire de l'art. Cela revient
à
isoler l'art de toutes les autres activités, ce qui constitue la
curieuse et pourtant familière situation de l'art occidental
moderne.
Si
l'on revient à la floraison de l'art de la Renaissance, cette
caption
de l'art dans l'objet, et de l'objet dans le marché,
n'apparaît plus
comme une évidence, mais comme un processus. C'est ce processus
même
qu'ont remis en cause les avant-gardes du début du
vingtième siècle,
notamment à l'occasion de la révolution bolchevique, puis
avec le
Bauhaus de la République de Weimar.
- C'est dans un tel contexte qu'est apparu le Mouvement
Surréaliste à partir du groupe Dada parisien.
Le
Mouvement Surréalisme est donc tout à la fois, et de
façon très
ambiguë, un mouvement artistique qui tient sa place dans le
marché
international de l'art, et un mouvement pour une révolution de
l'esprit
au moins aussi radicale que la révolution galiléenne. Il
est ainsi, de
façon aussi ambiguë, le symptôme de l'échec de
la révolution européenne
de 1917 et de son choix final de la nation plutôt que de la
classe.
- Au regard de ce qui précède, il serait pertinent
de détacher du passé les ismes que je viens
d'évoquer ainsi que quelques autres. Comment ? En les
aidant à s'en détacher seuls.
À l'évidence Marx n'utilisait pas ce vocabulaire en
des
sens si étroits. Il ne l'utilisait pas davantage dans le sens
tout
aussi étroit de l'informatique : programme
numérique, système
d'exploitation (operating system). Y aurait-il pour autant un
plus grand rapport entre ces derniers et le sens que leur donnait
Marx ? Non seulement j'en vois un, je soupçonne aussi une
filiation.
- Karl Marx n'a jamais été un déterministe
laplacien
croyant qu'une
connaissance des causes donnait celle des conséquences avec
certitude.
Aussi ne s'est-il jamais laissé aller à des
prédictions, tout au plus à
des suppositions ou des espérances, généralement
à courts termes,
presque toujours déçues avant sa mort et sans incidences
sérieuses sur
ses théories.
Il
est aussi vain devant un ordinateur d'attendre qu'il nous dise ce qu'on
doit faire, que d'attendre qu'il nous obéisse si l'on ne sait
pas le
commander. Nous ressentons pourtant bien souvent devant lui tour
à tour
ces impressions contradictoires : l'impression d'être
contraint à des
comportements qu'il nous impose, ou celle qu'il devance même nos
commandements. On peut pourtant aisément se convaincre qu'un
programme,
un système, un langage, sont tout aussi incapables de nous
contraindre
que de nous comprendre. Tout au plus, dans le premier cas, le
programmeur aura écrit une application peu paramétrable,
et dans le
second, très intuitive. Le programmeur peut être aussi
bien soi-même.
- Ces remarques frappées au coin du bon sens peuvent
s'étendre d'un
dispositif informatique à tout dispositif humain. Nous sommes
dans tous
les cas dans un double rapport : un rapport à la nature et
un rapport à
l'autre. C'est à dire un rapport à ce qui n'est pas
humain, propriétés
de la matière, mécanique, thermique, électrique,
chimique... et un
rapport social, les deux médiés par des systèmes
symboliques, des
modèles, des mesures. (C'est d'ailleurs sur ce moyen terme que
Marx est
le plus faible et demeure un homme du dix-neuvième
siècle.)
On
peut en déduire que les rapports à l'autre (rapports
sociaux,
superstructures) sont fondés sur les rapports à la nature
(maîtrise des
propriétés matérielles, technique). Pour aller
vite, c'est sur cette
évidence qu'est fondée le principe de la lutte des
classes qui pose que
la classe ouvrière, celle du travail et donc des rapports de
l'homme à
la nature, est celle qui est porteuse de la connaissance et du
progrès.
Elle est d'abord la classe bourgeoise, contre les castes sacerdotales
et guerrières de l'empire féodal chrétien, puis le
prolétariat avec le
procès d'industrialisation.
- J'ai dit
que le mouvement ouvrier était travaillé par une double
contradiction :
doctrinaire entre communisme et individualisme et tactique entre
syndicalisme révolutionnaire et anarcho-syndicalisme. La
première
reposerait-elle sur la seconde selon ce qui
précède ? Ce n'est pas si
simple.
Comprenons d'abord les principes communistes et
individualistes du point de vue des rapports de l'homme à la
nature, et
non plus des rapports entre hommes. Il est évident que la
meilleure
raison que les hommes ont de s'associer est qu'ils deviennent plus
puissants ensemble. Ce que cent hommes peuvent faire en quelques
minutes, un seul en sera incapable en cent fois plus de minutes.
Proudhon prenait à ce propos l'exemple du renversement de la
colonne
Vendôme. Ce qui est évident pour la seule addition de
forces
mécaniques, l'est bien davantage avec des dispositifs plus
complexes,
et combien plus encore avec les connaissances.
Un tel
communisme est-il contradictoire avec l'individualisme ?
L'autonomie
des individus n'est pas une condition nécessaire tant qu'il
s'agit de
tirer sur les cordes. Plus le dispositif devient complexe, plus la
responsabilité et l'autonomie de chacun deviennent
déterminante.
Lorsqu'il est question de partage des connaissances, la mise en commun
et l'acquisition individuelle sont si peu contradictoires, qu'elles
deviennent même conditions sine qua non l'une pour l'autre.
- Karl Marx est mort avant de terminer son oeuvre
maîtresse : Le Capital.
Celui-ci se dissipe plus qu'il ne s'achève sur la baisse
tendancielle
du taux de profit. Pour résumer à l'extrême, plus
le capital se
solidifie dans des installations fixes, plus le travail des ouvriers
vivants y tient une part mineure, et plus le taux de profit baisse.
L'ouvrage s'achevant sur cette perspective peu claire, on a pu y voir
une conclusion : une crise mortelle guettait donc le
système. D'une
part, Marx n'a jamais dit cela, et surtout, une telle conclusion serait
contradictoire avec ce qui la précède.
Une telle
conclusion supposerait qu'un système (capitaliste) serait
remplacé par
un autre (communiste). Or le communisme n'a jamais été
présenté par
Marx comme un quelconque système, mais comme un mouvement
réel en prise
avec un seul et unique système. Ce mouvement, son action,
programme
(littéralement) ce seul et même système, commun par
essence aux
travailleurs et aux exploiteurs, dans le sens de la "socialisation" des
moyens de production.
Marx étant mort avant, nul ne peut dire comment il aurait
achevé le Capital, ni même s'il y serait parvenu. On peut
pourtant s'en faire une idée à travers le
précédent ouvrage, les Grundrisse.
Même si ce dernier est resté à l'état de
brouillon, Marx y décrit un
tout autre processus qui accompagne la baisse du taux de profit du
capital industriel. Il montre que la connaissance technique intervient
toujours plus comme force de travail au détriment de la simple
force
mécanique de l'homme.
- En résumé, le
capital qui s'est d'abord accumulé par la
propriété foncière (monde
féodal), s'est ensuite investi dans la propriété
commerciale
(républiques bourgeoises), puis dans l'industrie des
états-nations,
tend vers un capital technologique fondé sur la possession de
brevets
et la gestion de leur propriété. Je fais là une
lecture rétroactive qui
n'apparaît pas avec une telle clarté dans les Grundrisse
-- l'ouvrage date des années 1860.
La
maîtrise du savoir, notamment technique, par ceux qui le
produisent et
l'exercent est le noyau de la pensée communiste et syndicaliste
de la
fin du dix-neuvième siècle et du début du
vingtième. Il est aussi le
ciment d'une unité de la classe ouvrière, du manoeuvre
analphabète au
savant.
- C'est aussi la clé pour
comprendre en quoi le rapport de classe est moins sociologique que
structurel. Il dépend essentiellement des rôles
joués dans les rapports
de production réels, plutôt que de l'appartenance à
des couches
sociales déterminées par leurs rapports juridiques, leur
niveau de vie
ou même leur idéologie.
Le mouvement ouvrier comptait
aussi des chefs d'industrie, souvent venus de la base, misant sur la
modernisation technique et la qualification des travailleurs, et y
consacrant leurs moyens. Bon nombre des plus exploités restaient
aussi
bien domestiqués par les oeuvres caritatives des
possédants et de
l'église, et plus d'un qui pleurait sur leur sort jugeait aussi
dangereux qu'incongru l'idée qu'ils veuilllent seulement lire et
écrire.
- La différence entre un individualisme communiste et un
individualisme bourgeois, ou citoyen (Burger),
est considérable. Le statut de citoyen est celui, en quelque
sorte, de " copropriétaire" du bien public
(république ; res publica). Dans ce rapport,
l'intérêt collectif (bien public) est en opposition
à l'intérêt individuel (propriété
privée). La liberté de chacun s'arrête
où commence celle des autres.
C'est
la fonction de la politique et du droit de gérer cette
contradiction.
Ils se fondent sur la libre négociation et l'acceptation de
règles
communes (un contrat social), justifiées par le libre
renoncement de
chacun à une part de sa liberté.
L'individualisme
communiste ne connaît pas de telles contradictions ni n'admet un
tel
renoncement. Si nous voulons accomplir une tâche qui exige une
coopération, ou nous nous associons librement selon notre
désir, ou
nous y renonçons. Rien d'autre ne saurait forcer
l'adhésion que la
volonté, à la fois individuelle et collective, du
succès. La liberté de chacun s'étend avec
celle des autres.
Il
y a bien sûr toujours de la contrainte, mais elle ne vient plus
des
autres. Ces contraintes sont de deux sortes : celles de la nature
et
celles des systèmes cognitifs humains.
- Les premières lois que rencontre tout homme sont celles de
la nature.
Par exemple, pour parvenir à nous tenir droit, nous devons
apprendre à
nous arranger avec les lois de la gravité. Ces lois ont une
singulière
différence avec les lois humaines. Nous n'avons pas besoin de
les
apprendre pour nous y soumettre ; nous les apprenons, au
contraire,
pour nous les soumettre. Ces lois nous servent à transformer les
contraintes en appuis.
- Un autre
ensemble de lois est constitué par celles de nos outils
cognitifs :
règles des langues naturelles, lois de mathématiques, etc.
Si
l'on parcourt des manuels de grammaire ou de mathématiques, on
remarquera un air de famille avec les manuels de droit. Construction et
syntaxe sont très proches. Leur grande différence est que
les premiers
ne stipulent jamais de peine en cas d'infraction.
Rien ne
force non plus d'opter pour un jeu de règles plutôt qu'un
autre.
J'écris en ce moment en français, mais personne ne
m'interdirait
d'utiliser l'anglais si j'en suis capable. Aucune loi ne me contraint
non plus de choisir les lois de la géométrie riemannienne
plutôt
qu'euclidienne.
Quand on a choisi, on doit se tenir à son
choix, mais, là encore, aucune sanction n'est prévue si
je me trompe.
Ou plutôt, la seule sanction est la perte de consistance et
d'efficacité. Et encore, ce n'est pas certain. Parfois
l'infraction
peut se révéler consistante et fertile. La faute de
grammaire rend la
plus part du temps la phrase confuse et la pensée hasardeuse.
Dans
certains cas, délibérés ou non, elle modifie le
sens de façon
intéressante. Dans ces cas, le non-respect est plus une
façon de
détourner la règle pour la faire fonctionner autrement,
qu'une réelle
infraction : "Je est un autre", et non pas "je
suis un autre ", comme le suggérerait un programme de correction
grammaticale.
- En somme, ce serait un
fondement plus ou moins bien perçu de l'anarchisme que de voir
dans ces
jeux de lois naturelles et cognitives les fondements tout prêt
d'un
"contrat social" qui n'exige aucun renoncement à la
liberté individuelle ni ne la met en contradiction avec celle
des
autres.
Ce n'est qu'un fondement qui risque de ne pas
régler tous les conflits que ne manque pas de provoquer les vies
en
groupe, mais pas moins qu'un contrat social. Substituer
à ce
dernier le principe d'un "contrat naturel", pour
reprendre les mots de Michel Serres, pourrait bien être
l'idée forte
d'une modernité en panne
- Ce serait une
erreur de voir entre ces deux principes une opposition trop rigide. Ils
sont tous deux fondés sur la science moderne, apparue au
dix-septième
siècle, avec une généralisation de la
méthode expérimentale et de la
modélisation mathématique.
Ceux qui ont énoncé cette idée
de contrat passé entre les hommes pour policer leur vie commune,
sont
tous de grands penseurs de la science moderne : Hobbes, Spinoza,
Locke,
Leibniz... Il est à noter que si leurs traités
politiques, sur la
tolérance ou la citoyenneté, les ont rendu
célèbres plus que le reste
de leurs oeuvres, ils n'en constituaient qu'une part marginale et, pour
tout dire, mineure.
- En somme, la
science moderne faisait des mathématiques son fondement.
Tôt ou tard,
elle devait bien rencontrer cette question : La
mathématique est-elle
une science, et si oui, est-elle une science moderne (comme les
autres), c'est à dire fondée sur l'expérience et
la modélisation
mathématique ? Cette question est troublante. Elle a
commencé à prendre
un sens au dix-neuvième siècle, et elle a un
corollaire : Les lois des
mathématiques, les lois de la logique (raison), les lois de la
pensée,
sont-elles les mêmes ?
Pendant toute l'époque antérieure,
la réponse évidente aurait été "oui", et la
question
n'aurait donc pas eu beaucoup de sens. Elle a commencé à
en avoir avec
Boole, Pierce, et les pragmatiques. Elle est devenue très
concrète et
pressante avec Gödel et Wittgenstein.
- La philosophie de Karl Marx a une faiblesse
inhérente : un point
aveugle entre les infrastructures et les superstructures, entre les
rapports homme-nature et les rapports humains ; elle ignore tous
les
systèmes cognitifs, le signe en tant que tel. Ou plutôt,
le marxisme ne
connaît qu'un seul système symbolique qui occulte tous les
autres :
celui de la valeur marchande qu'il s'agit de démasquer comme
idéologie
économiste, mais qui, en attendant, masque les autres. Le
pragmatisme
occupe justement ce point aveugle qui échappe au marxisme.
- On a parfois dit que le pragmatisme de Charles S. Pierce faisait
un
retour à la philosophie d'Aristote, notamment à
l'aristotélisme
scolastique, un retour au pré-cartésianisme. Le fait est
que Pierce a
étudié de près la philosophie
médiévale, mais de là à en faire un
anti-cartésien, il y a loin. Disons que la table rase
galiléenne et
cartésienne avait jeté le bébé avec l'eau
du bain. Ce qu'avait oublié
la révolution scientifique, c'est l'instance du signe, c'est
à dire le
processus même de la pensée.
On a pensé l'expérience, on
a réfléchi sur elle, on l'a calculée. Comment, de
là, concevoir la
pensée, la réflexion, le calcul, comme des
expériences ? En disant que
"penser est manipuler des signes" (Pierce). Cela
suppose quelque peu qu'on élucide le rapport du signe au
réel, ou
encore au "vrai", et donc la signification de
"vrai".
Il est à noter que ces questions
qui peuvent paraître vertigineuses au premier abord ne cessent
d'avancer depuis bientôt deux siècles sues des application
techniques
très concrètes, de Boole à Von Neumann, de la
première machine à
équations de Babache à l'ordinateur moderne.
- D'abord une contradiction latente est devenue manifeste :
celle entre
logique et psychologie. Une science du fonctionnement de la
pensée,
cela peut s'entendre de deux façons : soit comprendre
comment nous
pensons "naturellement", énoncer en quelque sorte
"les lois naturelles de la pensée", faire de la
cognition une part des "sciences naturelles", soit, au
contraire, énoncer les lois selon lesquelles on doit
penser.
On remarquera que nous retrouvons ici deux acceptions du mot
"loi" que nous avons déjà rencontrées.
- Pour les modernes, il n'y a pas de profonde différence
entre penser,
raisonner et compter. Il s'agit, pour ainsi dire, dans tous les cas
d'exercer la raison. La raison est en quelque sorte la loi de la
pensée. Il se trouve que la nature aussi obéit aux lois
de la raison.
Qu'est-ce
qui peut bien faire que la nature obéisse aux lois de la raison,
lois
qui sont précisément celles avec lesquelles nous
pensons ? Descartes
s'est sérieusement posé cette question, et il y a
répondu avec non
moins de sérieux : Parce que le Créateur a
donné ces lois à sa
créature. (C'est en somme dans la mesure où nous
participons de la
nature divine que nous sommes doués de raison et donc capable de
comprendre les lois de la nature.)
On aurait bien du mal
à trouver une autre réponse. Tout ce qu'on trouverait
d'autre qu'un
Dieu créateur pour remplir le rôle d'une médiation
entre nature et
raison, ressemblerait de toute façon beaucoup à un Dieu.
L'observation
montre pourtant qu'on ne comprend pas grand chose à quoi que ce
soit
avant d'avoir appris des systèmes de signes, au moins les lois
de la
grammaire et du calcul, qui n'ont rien de divin.
- Dieu joue un rôle considérable dans la science du
dix-septième et du
dix-huitième siècles. Deux raisons au moins peuvent nous
gêner pour
nous en rendre compte. La première est la complète
disparition de Dieu
dans l'explication scientifique dans la première partie du
dix-neuvième
siècle, qui nous entraîne à
réinterpréter l'évolution antérieure en
n'en tenant plus compte. La seconde est que ce "Dieu des
philosophes" était devenu totalement distinct du Dieu des
églises, et qui fait que la disparition bien antérieure
de ce dernier
nous cache celle du premier.
Que signifie donc Dieu sous
la plume de Spinoza, Berkeley, Newton ? Il n'est certainement pas
une
"explication". Si explication il y a, elle est cherchée
dans la Nature par l'exercice de la Raison. Dieu garantit l'exercice de
la Raison et la fait transcendante aux lois de la nature.
Dieu
a créé le monde, et l'homme participe de l'essence
divine. Il est
envers Dieu dans une relation filiale. Dans la mesure où il est
soumis
à Dieu, il est non seulement libéré de la nature,
il la domine.
On
peut croire cela au pied de la lettre ou l'entendre comme une
métaphore, la science, jusqu'à la fin du
dix-huitième siècle, suppose
une obéissance de la nature à la raison, et de là
à l'homme s'il obéit
à la raison.
Cette conception a suscité d'ailleurs de
violents affrontements au cours de la Révolution
Française au sujet du
culte de l'Être Suprême, entre ceux qui y reconnaissaient
la Raison, et
les adeptes de la Nature. Ce conflit que je qualifierais de folklorique
recouvrait une profonde révolution scientifique : un
divorce entre le
concept de raison et celui de nature au terme duquel Dieu
disparaît.
- Que signifie cette disparition de Dieu, non pas dans la
société ou dans
l'expérience quotidienne, dont on exagère souvent
l'importance... dans
la science ? Elle signifie d'abord la disparition de toute
finalité, de
toute téléologie, voire de tout sens, que ce soit
signification ou
direction, si ce n'est celui de la plus stricte causalité, d'un
rigoureux déterminisme.
Le déterminisme était un peu jusqu'alors celui d'une
horloge. L'horloge fonctionne parce qu'elle a été
conçue et construite.
Le
déterminisme (athée) de Laplace ressemble au
système qu'imaginerait une
dent d'engrenage pour comprendre l'horloge dont elle fait partie. Ceci
pose quelques problèmes épistémologiques :
Comment l'engrenage peut-il
connaître l'horloge et seulement se connaître
lui-même ? À quoi cela
peut-il lui servir de toute façon ? Ces connaissances
seraient-elles
aussi le produit du déterminisme ? En quoi pourrait-on dire
encore ces
connaissances "vraies" ?
Ici, l'engrenage
n'a plus de filiation avec l'horloger. La seule alternative d'une
position scientifique est alors d'adopter celle-là-même de
l'horloger,
ou plutôt de "programmeur ", et non plus celle d'un
engrenage qui cherche à comprendre l'horloge.
Ceci suppose d'étendre la science à celle du signe, du
système de signe. Cela suppose de passer de l'exercice de la
raison à la programmation d'outils cognitifs.
- Quand j'évoque la disparition de Dieu, datable dans les
années 1840, je
ne pense pas aux croyances des uns et des autres, même du savant,
ni à
l'importance que perdent ou conservent les institutions et les coutumes
religieuses. Je parle spécifiquement de la place de Dieu dans la
science.
Il n'en conserve aucune, que le savant soit
croyant ou pas, et qu'il voit ou non dans la loi scientifique la
confirmation ou non de sa foi. Il n'en conserve plus, au point qu'on
retrouve avec étonnement le rôle qu'il y jouait peu avant,
lorsqu'on le
recherche.
Il disparaît au point de ne même pas avoir à
céder la place à ce qui pourrait en être une
version plus abstraite et
plus moderne d'un "ordre du monde", une
"Harmonie préétablie ", ou quelque chose de ce genre.
Même
la nouvelle théorie de Darwin, pourtant croyant, perd ce
qu'avait
encore de téléologique celle de Lamarck. Même si
Einstein pense que
"Dieu ne joue pas au dés", il ne peut se fonder que sur
des lois mathématiques.
- La science moderne n'explique plus
le monde. Elle n'a plus à le faire. Elle n'est plus une
"communion" avec une intelligence qui conduit le monde.
L'intelligence est humaine ou n'est pas.
La science décrit
et n'explique plus. Elle décrit ? Elle décrit
quoi ? En fait sa
nouvelle fonction est de créer, c'est à dire, certes
décrire, non pas
comment le monde fonctionne seul, mais les conditions et les moyens de
l'expérience, et ceux de la construction et de l'usage des
outils
cognitifs et des modèles mathématiques.
En somme, comme
le Souverain a disparu au profit de la souveraineté populaire,
le
Créateur s'est aboli dans la créativité humaine.
Que
l'intelligence soit humaine, cela implique aussi qu'elle est tout
à la
fois collective et individuelle. Elle est collective, car aucun
individu ne pourrait y accéder par ses moyens seuls, elle est
individuelle, car elle ne saurait être ailleurs que dans les
individus
qui la possèdent. (Un anglophone et un francophone ne font pas
un
couple bilingue.)
- Ajouter le suffixe isme
à un mot est un artifice facile pour parler tout ensemble
d'oeuvres
écrites et d'événements, de leurs auteurs
individuels et collectifs,
des actes et de ce qu'il en reste.
Les mots ont un sens,
il est généralement dénoté par leur
morphologie. Ils ont aussi des
connotations que leur donne le contexte où ils sont
employés. On peut
donc se demander parfois s'il est heureux de continuer à les
employer,
ou s'il ne vaut pas mieux en forger d'autres.
Par
exemple, recourant au grec plutôt qu'au latin ;
"acratie" pourrait remplacer "anarchie"
et fonctionnerait mieux avec la famille "démocratie",
"théocratie". Oui, mais il ne fonctionne plus alors
avec "hiérarchie" ou "architecture".
"Interrarchie"
serait bien, suggérant des ordres multiples et croisés,
non plus
déterminés par un seul centre ou un sommet. Tous les
composants
seraient centre de leur ordre propre, dans l'esprit de la Monadologie
de Leibniz ou de la théorie des Rayons d'Al Kindy.
On
peut avoir la ressource d'employer "marxien" plutôt que
"marxiste" pour faire explicitement référence à
l'oeuvre écrite de l'auteur, mais je crains que l'artifice n'ait
déjà
été employé en sens inverse.
- Plus
embarrassant serait le choix d'un autre mot pour Surréalisme,
tant il
n'est pas aisé de se convaincre qu'il ait été bien
choisi. Le
surréalisme est d'abord une critique de la raison, de la raison
discursive, de la dianoïa. Naturellement, le terme de
"surrationnalisme ", rejeté par les surréalistes
eux-mêmes, serait pire.
Le
surréalisme serait-il un dépassement du réalisme
en art et notamment en
littérature ? Le surréalisme serait-il un
dépassement du réalisme, ne
se souciant plus de représenter la réalité mais
d'aller au-delà de la
séparation entre représentation et
réalité ?
On pourrait
trouver là quelques parentés avec des courants
d'idée contemporains sur
d'autres domaines : le pragmatisme avec Pierce, James et
Poincaré,
l'empirio-criticisme de Mach et, plus tard, avec la sémantique
générale
et le non-aristotélisme de Korsybski et l'empirisme logique de
Wittgenstein.
- Pour autant, ces
proximités n'ont pas été affirmées d'un
côté ou de l'autre, à quelques
exception, William James, amplement cité dans Le Message
automatique,
ou Georges Sorel se référant au pragmatisme. Les
proximités me
paraissent pourtant évidentes. Qu'elles ne se soient pas
actualisées
est le signe des échecs du vingtième siècle.
Je vois une
cohérence se dessiner aujourd'hui, loupée jusqu'ici, mais
virtuellement
puissante. C'est à partir d'elle qu'on devrait revenir sur les
mots,
leur histoire et celles qu'ils recouvrent.
- Le concept de raison se fondait sur un déterminisme
unidirectionnel. Il
supposait que la multiplication des causes limitait celle des effets,
réduisant leur succession à une chaîne
linéaire. C'est exactement le
modèle des dispositifs construits par l'homme, faits pour
produire un
travail spécifique et pour éviter les accidents, comme
l'horloge
justement. De tels dispositifs sont assez rares dans la nature, et la
nature tout entière, à plus forte raison, n'en est pas un.
Le
déterminisme laplacien considérait que la capacité
de prédire était
seulement limitée par celle de connaître les causes. Un
démon qui les
connaîtrait, le fameux démon de Laplace,
prédirait l'avenir.
Si
les causes, en se croisant, au lieu de limiter les effets les
démultipliaient, alors même un tel démon ne
pourrait rien prédire. Ce
n'est plus alors l'insurmontable impossibilité de
connaître toutes les
causes, ni même une trop grande complexité de traitement
des données
qui limite la connaissance des conséquences, c'est que les faits
ne
sont plus proprement déterminés, ni non plus
indéterminés.
- Le monde est littéralement imprédictible. Qu'est-ce
que cela veut dire ? Et surtout, qu'est-ce que ça
change ?
Cela
change notamment le sens de la vérification
expérimentale.
L'expérience, disons, vérifiait que le monde
obéissait bien aux lois de
la raison. Or, comme de cela on en était déjà
convaincu, on vérifiait
seulement que le raisonnement était juste, vrai, qu'il
s'accordait bien
avec les faits.
Quel sens nouveau a pris alors
l'expérience dans le pragmatisme, l'empiriocriticisme ou
l'empirisme
logique, soit dans un nouvel empirisme radical ?
L'expérience est
devenue celle d'une consistance générative de puissance
et de
fertilité.
- Il en résulte une révolution
complète de la pensée, que l'on ne peut mieux comprendre
qu'en se
référant au vieil adage marqué de l'esprit des
Lumières : Ce qui se conçoit bien
s'énonce clairement.
Comment concevoir clairement sans énoncer, sans utiliser aussi
peu que
ce soit un système de signes, un langage ou tout ce qui peut
fonctionner comme un langage ?
Ce qui s'énonce bien se conçoit clairement.
Oui, mais pas avant, voilà le principe nouveau. Et l'on n'a
aucune base
sur laquelle la raison s'établirait, si ce n'est la consistance
du
système de signes.
- La pensée contractuelle et constitutionnelle bourgeoise
(citoyenne, Burger)
perd ici son fondement. Comment considérer que chaque citoyen,
éclairé
naturellement par les lumières de la raison, ne pourrait
parvenir à
travers le débat collectif qu'à la vérité
et à la justice ? Foutaise !
Même ses défenseurs n'y croient plus et ne voient dans la
démocratie
qu'un rituel pour légitimer la décision des experts.
Sinon, ils crient,
non sans raison peut-être, au populisme.
Pour autant, le
principe démocratique n'en est pas invalidé, mais
régénéré par une
inversion de son sens, comme l'a imaginé Dewey. La
démocratie devient
alors non pas un principe, ni une simple légitimation, mais la
forme
politique de l'empirisme, un processus de modification (programmation)
expérimental et ouvert des rapports humains.
- Le concept de programmation et celui d'automatisme
se complètent et s'éclairent. La programmation ne peut
plus être la
production sans surprise d'une série d'effets à partir
d'un jeu de
commandes. D'un autre côté, l'automatisme (au sens
surréaliste) ne peut
pas être non plus l'expression d'une pensée caché
ou inconsciente mais
existant déjà.
C'est sur ce point qu'achoppèrent sur le freudisme Breton, dans L'Amour
Fou,
et Wittgenstein ; le premier implicitement, le second
explicitement. La
pensée inconsciente attendrait-elle, toute faite, qu'on la
libère,
comme le pinceau de l'archéologue dégage le vestige de la
terre ? Ou au
contraire surgirait-elle comme du pinceau d'un artiste ?
Pour
répondre par l'affirmative à la seconde hypothèse,
on doit d'abord
comprendre qu'il s'agit d'un processus où se confondent voyance
et
automatisme aveugle. Il n'y a là rien de plus surnaturel que
dans
l'opération mathématique où, si l'on connaissait
par avance le
résultat, on n'aurait pas besoin de l'écrire.
Une inférence mathématique peut difficilement être
qualifiée d'expression de l'inconscient, quoique, en un
sens, elle en soit une.