Ce n'est pas seulement
une impression

 

 

 




 

Un travail imprimé doit être achevé.
Sans cela s'effondre la mystique de l'oeuvre, impérissable, intemporelle, éternelle qui traverse les siècles, méprisante des postérités éblouies. 
La raison en est pourtant plus platement qu'il est assez délicat d'aller trop fréquemment et trop longtemps voir un imprimeur pour lui demander des corrections. La lourdeur du processus industriel ou artisanal mis en œuvre n'encourage pas aux retouches répétées ni aux remords tardifs. Il y a tout lieu de penser qu'il en allait de même ou pire chez le scribe que chez l'imprimeur.  Et voilà par quelles paresses et complaisances il nous est venu que les mots gèlent.

La chose est allée assez loin... Aussi loin que la sottise humaine a pu la conduire. Ce n'est pas rien. Et puis, quand c'en est un, désormais il dure...
Ainsi a-t-on vu paraître des religions du livre, dans lesquels Dieu s'est fait auteur, comptable, historien, légiste, faiseur de calembours, au besoin, romancier s'il le fallait. Pas un tic de littérateur à quoi le Créateur ait échappé... Une technique qui ne fut d'abord que divinatoire est devenue divine. Et puis quand Dieu est mort, il est venu des mouches...

A la souplesse de la révélation permanente que vivaient les prophètes juifs, et au sein de laquelle la parole divine se sentait autorisée à se contredire sans guère de vergogne  et même assez joyeusement, s'est substituée la révélation écrite, gelée, la révélation une fois pour toutes, avec pour conséquence l'apparition d'une distance grandissante entre les hommes et Dieu et la disparition presque totale des prophètes. On y a beaucoup perdu.

Pire. En détruisant l'antique relation vivante et presque quotidienne, entre les hommes et les dieux, l'écriture a fait surgir de terre des nuées de fanatiques, c'est à dire d'obsessionnels de la lettre. Non pas sortir de terre, mais plutôt même de sous terre. Des revenants. Des hommes comme ceux de notre siècle, c'est à dire prêts à tuer pour une virgule déplacée ou, quand ils sont laïques, à gâcher des vies entières pour quelques fautes d'orthographe. 

Avant l'écriture, pour s'autoriser de Dieu, il fallait être un mystique un peu  inspiré ou au moins un poète ou un orateur de talent. L'écriture a rendu tout cela infiniment plus démocratique. Dès lors, chaque clerc si ignorant fut-il des questions et des enjeux réels a pu trouver le moyen de se faire valoir en pinaillant sur un détail. Et les détails de grandir jusqu'à faire pousser des murailles... Car il en est résulté des kyrielles d'hérésies, des traditions entières de querelles permanentes et de persécutions, toutes choses extrêmement difficiles à concevoir dans un monde qui aurait su conserver la labilité de la parole.

Et puis, les idées aussi ont gelé, devenant de plus en plus semblables à leurs squelettes. Tout ce qui ne s'était pas trouvé écrit s'est retrouvé voué à l'inexistence, de sorte que l'écrit, qui n'avait été au départ que guide et fil d'Ariane pour l'action a très vite expulsé le réel d'entre les lignes, le contraignant à n'être plus que l'exigüité même de ce fil. Ainsi encore récemment, l'école structuraliste a-t-elle tenté de n'en plus référer qu'à la syntaxe, à la structure, effrayée de cette trouble et impure diachronicité où s'obstinait pourtant à se terrer le sens.

La tradition orale exigeait au moins que soit préservé le mimimum de compréhension requis pour servir de repère mnémonique. Et puis, l'oralité n'était guère que guide et se savait telle. Elle s'appuyait au fond bien davantage sur l'action que sur la parole. Elle se méfiait même du dire, sachant assez que "Le Tao que l'on peut nommer n'est pas le vrai Tao". Ce qu'on ne pouvait restituer mot pour mot ne se trouvait pas en grand danger d'être trahi dès lorsqu'on s'était assez longuement pénétré de son esprit et de ses pratiques, à quoi il fallait parfois passer toute une vie. Aussi est-ce à juste titre que les Druides et les Incas se méfiaient de l'écriture, la regardant comme une chose éminemment dangereuse, particulièrement dans les domaines philosophiques et religieux. Ils avaient fort bien vu que lire n'était pas faire. Les traditions extrême-orientales ont préservé ces traits. Peut-être est-ce dû à cette singularité qu'il n'est sans doute difficile d'anonner des idéogrammes.

Rien de tel avec la lettre, qui a rendu possible à tout un chacun de répéter des phrases sans avoir pour cela le moindre besoin les comprendre, puisqu'elle rendait si facile de proférer des sons en se référant à la fausse évidence de la matérialité du texte. Ainsi l'exactitude fragmentaire de la citation et le respect pointilleux de la lettre ont-ils pris le pas sur l'assentiment lent, raisonné et pratique de la fidélité à l'esprit. Là où l'inculte chrétien du Moyen Age devait s'appuyer sur sa communauté, sur son coeur, sur son expérience et sur sa raison pour croire, il a suffi au réformé d'acquérir une bible, d'apprendre à déchiffrer et d'en croire ses yeux. Là où le saint et le sage devaient prêcher par l'action, l'exemple et la poésie, il a suffit au clerc de lire.

Cela encourage la pensée que la vérité est définitive, ce qui est évidemment ridicule, mais reste une opinion aussi largement partagée que son contraire. Nuisances l'une et l'autre, car au vrai  « ce qui est ment ». Ou encore, d'un revers confondant les  tenants de La Lettre et de l'Etre las  : « ce "qui?" aimant »

 « Tu es Pierre, et sur cette pierre... » etc.. etc...  « Point d'appui » répond narquoisement Matta.