Nombrer, nommer

 

 

 


 

Nombrer, c'est nommer: un, deux, trois, quatre, ... Voici des noms... Voyez comme ils sont beaux et abstraits. 

Abstraits ? Peut-être pas tant que ça... 
Comment nommer - nommer de vive voix s'entend - le nombre suivant: 
1000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000
Pas si simple, finalement ... Le langage s'essouffle un peu, dirait-on. 

L'écriture, elle, ne s'essouffle pas. Elle a su dire. Oui. Dire ce dont l'oralité aurait quasi immanquablement bafouillé. 
L'écriture, plus que la parole est vraiment l'acte qui ponctue l'acte

Car il y a mieux que le nom, il y a mieux que l'écriture. Ou peut-être n'y a-t-il simplement là que le nom et l'écriture, mais alors sous un aspect auquel nous ne prêtons guère ordinairement attention. 

Il y a là, en tous cas, une recette, qui s'exprime par: 
a. mettre un
b. mettre 90 zéros à la suite du 1 

Une autre façon d'écrire le nombre au dessus est 1090  
Ce qui exprime de façon assez concise l'essentiel de la recette "écrire  un 1 suivi de  90 zéros

Evidemment, ça ne marche pas à tous les coups... 

Par exemple, le nombre 12345678901234567890123456789012345678901234567890  requiert une recette plus élaborée du genre: 
a. écrire les un après les autres les dix chiffres usuels, 
b. le faire 5 fois 
c. recoller les morceaux 

L'art d'écrire une recette, est un art légèrement différent de l'art de nommer, même si nommer est probablement plus compliqué que coller des étiquettes sur des choses comme en témoigne le vers de Mallarmé: "Je dis une rose, et aussitôt se lève l'absente de tous les bouquets" (en substance...) 
Si l'acte de nommer semble s'apparenter un peu l'acte de montrer du doigt, écrire une recette, c'est plutôt raconter. Oui. Raconter une histoire. Une recette est un récit.

D'un autre côté, il y a des recettes dont on ne sait pas trop où elles mènent : 
A. construire une toupie avec un décagone régulier (polygone à dix côtés) 
B. mettre un chiffre en face des 10 cotés (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
a. faire tourner la toupie pour brouiller les pistes 
b. noter le chiffre sur lequelle elle s'arrête (si elle ne s'arrête pas, changer de toupie
c. recommencer en (a) jusqu'à plus soif 
Que produit cette recette ? 

Le démocrate moderne, que l'on repère facilement à l'usage immodéré qu'il fait  de la prudence et de la raison répondra probablement: "ça dépend...
A quoi quiconque n'est pas ennemi juré de la liberté doit narquoisement rétorquer: "Ah oui! Et de quoi?". 

Peut-être qu'assez peu de gens goûtent de ce genre de théatre. Mais c'est aussi qu'il y a beaucoup d'ennemis de la liberté et que parmi les autres, il s'en trouve un assez grand nombre qui manquent encore trop de présence d'esprit. 

Normalement, on obtient de cette manière un nombre un peu hasardeux, mais extrêmement lié aux circonstances - très historique, donc - en ce sens qu'on a peu de chances de retomber sur exactement le même si on recommence, encore que ce ne soit pas sûr. 

C'est le genre de recette agréable, qui donne une fois de la mayonnaise, la fois suivante un chameau, le lendemain un grain de sable, la semaine suivante un orage. 

Il existe beaucoup de nombres qui n'ont presque pas d'histoire. Ce ne sont pas les plus nombreux, mais ce sont les plus faciles. C'est pourquoi on a tendance à ne vouloir voir que ceux là. Et encore se contente-t-on d'un seul point de vue.

Ainsi est-il dans l'essence des fractions d'être des nombres qui ne font pas beaucoup d'histoires. 

Par exemple, un tiers s'écrit gentiment 1/3
C'est juste une notation, une manière de faire. On pourrait aussi écrire (1,3) ça ferait un peu plus savant, mais ce serait moins concis. 

D'un autre point de vue, 1/3 peut aussi s'écrire 0,3333333333333333333333333333333333333333333333... 

Ah! Que ces points de suspension sont donc pratiques ! 
Mais que font-ils là exactement ? Disent-ils ou bien taisent-ils ? 

D'un certain point de vue, ils disent tout ce qu'il y a à dire : "et ainsi de suite...
Que pourraient-ils dire d'autre ? Il y a des "3" comme ça, jusqu'à la fin, c'est sûr, non ?. Et c'est tout ce qu'on peut raconter comme histoire à propos de 1/3, non ? 
Pas tout à fait, pourtant. Car enfin, combien doit-on mettre de 3 après la virgule? 
Autant qu'on veut ? 
Non. Autant qu'on peut ! 
Et encore ce n'est pas suffisant, car 1/3 n'est vraiment 0,3333333333333333333333333333333333333333333333... que dans la mesure où les "3" vont vraiment "jusqu'au bout", c'est à dire là où jamais personne n'est allé voir puisqu'on meurt tous avant. 

Les points de suspension taisent donc tout de même un petit quelque chose... La mort, par exemple. 

On pourrait donc se fatiguer moins et écrire un tiers de la manière suivante: 0,3-> 

Des gens qui sont souvent payés pour ça disent que toutes les fractions peuvent s'écrire de cette manière: 
<une histoire><une virgule><une autre histoire><encore une autre histoire>-> 
La flèche "->" veut dire "répéter <encore une autre histoire> jusqu'à l'infini - version optimiste - ou jusqu'à ce que mort s'ensuive - version réaliste. 

En fait, comme on voit,  le problème avec les fractions c'est qu'au bout d'un certain temps, elles se répètent à n'en plus finir. Les choses simples sont ainsi, elles lassent. Les fractions sont des choses simples. 

Mais regardez comme c'est étrange. 

On peut dire un tiers, avec des lettres - très peu de lettres. 

On peut dire 1/3 avec des chiffres - très très peu de chiffres. 

Et on peut dire 1/3 avec un nombre infini de chiffres comme on le fait en écrivant 0,3333333333333333333333333333333333333333333333... 

Un tiers, est un nom, tout comme "Durand" ou bien "Dupont". Quoi de plus simple. 

1/3 raconte une histoire. Il y a là : la boulangère ("1"), le boulanger  ("3") et ce qu'ils font ensemble, sur quoi chacun s'accord à biaiser  ("/"). Car sur cela il n'est point convenable de s'étendre. Mais dont chacun sait bien qu'au bout du compte, il s'agit tout de même du petit mitron.  Et le petit mitron, ce n'est pas rien.

Dans cette histoire, l'infini passe en contrebande, cet infini que nous révèle le troisième nom:  0,3333333333333333333333333333333333333333333333... 

Et pourtant, on n'a rien dit de plus, ni de moins dans les 3 cas. On a dit "un tiers" et un point c'est tout. 

Regardez : le langage chevauche l'infini.