Authenticité et Spectacle

(Potentialités pour une esthétique en acte)


De ce que toute vie est un système qui s'auto-organise, il suit qu'une vie authentique peut se définir comme une libre auto-organisation -- par opposition à un système organisé de l'extérieur.

(Cette question de l'authenticité n'émerge que dans le contexte de la cognition volitive.)

Parce que la cognition est un dispositif en acte, et que son processus commence et, je crois, continue en étant guidé par ce que nous avons appelé désir, on peut définir la libre auto-organisation comme le résultat d'une action incarnée (couplage structurel -- exploration et expérimentation avec/de notre contexte) guidée par le seul désir intuitif.

(Cela ne signifie pas que l'exploration et l'expérimentation ne puissent pas être authentiquement provoquées par quelque chose d'externe, ni qu'une vie authentique soit totalement indépendante de toute influence extérieure ni, en l'occurrence, que guidé dans ce sens soit une forme de volition.)

Ainsi, ce qui rend le style de vie spectaculaire moins authentique,  c'est qu'il est à la fois entraîné et guidé par un désir faussé (disons, pour simplifier, par le Pouvoir, etc.)

Mais il faut être prudents ici et ne pas confondre le niveau de la vie individuelle et celui plus complexe et plus abstrait des entités sociales qui en émergent. Je ne suis pas sûr qu'il n'y ait rien d'authentique dans le spectacle lui-même en tant que système s'auto-organisant.

Ceci appelle d'autres investigations.


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Une entité sociale est davantage qu'une collection d'individus, au sens où un individu humain est autre chose qu'une collection de cellules.

Cette distinction est essentielle.

Le concept d'auto-organisation implique un accroissement de complexité. Les cellules ne s'organisent pas seulement en un système biologique, elles co-évoluent en même temps qu'émergent spontanément de leur couplage structurel des systèmes interactifs plus complexes (voir la section sur la Cognition en acte).  Ce processus co-évolutif conduit à une plus grande complexité avec des sous-systèmes auto-régulateurs, des spécialisations fonctionnelles qui produisent une plus grande mobilité, une plus grande sensibilité, etc.

Il importe également de comprendre que cette (co)évolution n'est pas un processus d'optimisation. Ce n'est pas une question d'adaptation à un environnement donné (parce que l'environnement est une distinction artificielle, qui n'a qu'un sens relatif pour un système donné, à partir du moment où il constitue avec d'autres un processus plus vaste et plus complexe). La viabilité apparaît davantage comme un filtre qui empêcherait des variations (qui s'auto-organisent spontanément) de se poursuivre, tandis qu'elle le permettrait à d'autres -- soit une simple contrainte sur ce qui est possible.

  La vaste diversité des systèmes visuels dans le règne animal constitue une preuve suffisante de cette conception. Si l'évolution cherchait la meilleure adaptation aux caractères d'un environnement plus ou moins fixe, le fonctionnement des systèmes visuels convergerait

Les entités sociales se développent dans le même sens. Les gens interagissent - sympathie et animosité, alliance et antagonisme - peut-être fondent-ils des clubs d'échecs, des corporations, des équipes de baseball, et des systèmes régulateurs (co)évoluant pour assurer la persistance de leur viabilité aussi bien que leur coexistence pacifique (règles, systèmes légaux, empires). Il s'agit au total de quelque chose de beaucoup complexe que simplement des gens en interaction.

L'autre point essentiel, c'est que l'auto-organisation est un processus émergeant, et non pas un processus dirigé. Nous faisons avant que d'être (pour prendre l'exemple humain). Le "soi" émerge de l'histoire accumulée de nos actes, il n'agit pas directement en vue d'une organisation.

Après ce détour, essayons de revenir sur un point...

Quand j'ai défini tout à l'heure une "vie (humaine) authentique"  comme "celle qui est organisée librement -- par opposition à celle qui l'est de l'extérieur"... L'extérieur par rapport à l'individu est ce qui n'est pas généré spontanément de l'intérieur (i.e. intuitif).

L'extérieur par rapport au système social peut lui aussi être décrit comme cequi n'est pas spontanément généré de l'intérieur -- mais "de l'intérieur" renvoie cette fois au système social et non pas aux individus (aussi le terme « intuitif » ne s'applique-t-il pas vraiment ici).
C'est pourquoi je ne voulais pas déclarer le Spectacle inauthentique.

Pour revenir à la métaphore ouverte précédemment (et l'étendre sans vergogne): le métabolisme cellulaire désire certains aliments, mais il ne désire pas de l'aloyau.

Ce qui fait un style de vie spectaculaire, c'est que le désir de commodités ou de pouvoir est un désir faussé, au sens où il n'est pas intuitif  mais ne peut qu'émerger et prendre sens au niveau d'un système social. En outre, un tel désir faussé déplace effectivement et intentionnellement le désir intuitif. Ceci conduit au style de vie spectaculaire, contraignant artificiellement son potentiel, sa conception de ce qui est possible, à ce qui passe le filtre de la viabilité du système social existant (i.e. le Spectacle).

Une vie qui nie son plein potentiel est inauthentique.


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L'acte révolutionnaire



Les théories du chaos et l'autopoeisis peuvent nous apprendre quelque chose quant à "l'action révolutionnaire". De l'avancée d'Alvin Toffler à Order of Chaos de Ilia Prigogine et Isabelle Stengers:

Il n'est pas de description scientifiquement fondée et plus brève du concept de cohérence irréversible de l'Internationale Situationniste.

Ce que nous savons, c'est que l'ordre existant étouffe la vie créatrice. Nous ne pouvons pas savoir quel nouvel ordre serait meilleur, mais nos choix sont simples: Accepter les limitations auxquelles nous sommes confrontés, ou les refuser et créer une vie plus authentique.

Parce que l'ultime issue de tout acte est imprévisible, notre action elle-même ne doit pas être seulement cohérente avec nos buts, mais elle doit leur être identique. L'action authentique (inspirée par et dans l'exploration du désir intuitif) est auto-justifiée et aucun autre but n'a à lui être associé.

Un chaos de prébifurcations (révolutionnaires) n'apparaît dans un système donné que lorsque les systèmes de contre-réaction qui d'ordinaire aident à le stabiliser, renforcent au contraire les potentialités de perturbations déstabilisatrices.

L'intention est inadéquate.

Ce qui nous convainc qu'une personne individuelle est digne ou indigne de confiance, ce sont les caractéristiques du désir que l'on perçoit dans ses actes.

Ce qui nous convainc qu'un système (social) est digne ou indigne de confiance, ce sont les caractéristiques du désir que l'on perçoit dans ses actes. Ces caractéristiques émergent des actes des individus, mais sont quelque chose d'autre (de plus complexe) qu'une simple somme de ces actes.


1998
B.J. Erickson
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