Point de suture (suite)

Un mal semblable a progressivement atteint la philosophie, au point que de nos jours dans la plupart des milieux, il semble suffisant d'étiqueter comme philosophique toute considération un peu inhabituelle ou dont l'utilité n'apparaît pas assez immédiatement pour la frapper d'invalidité sans autre forme de procès.

Un mouvement un peu différent mais comparable a commencé de se développer à partir de la fin de la 2e guerre mondiale à l'égard des sciences. Il ne s'agissait plus cette fois de mépris mais d'une attitude générale de crainte et de  méfiance, dont on aurait pu penser qu'elle tenait à l'emploi  récent des armes atomiques, si elle n'en était vite venue à toucher indifféremment toutes les sciences, et non pas seulement la physique nucléaire.

Vers les années 1965-1970 le désenchantement s'est étendu aux produits de l'industrie, sous les oripeaux conceptuels de la Société de Consommation.
Enfin dans les années qui ont suivi, le développement de l'industrie et jusqu'à la technique elle-même, ont été  remis en cause par ce qui s'est depuis lors appelé l'Ecologie.
Finalement, le seul aspect de la culture qui avait échappé à tant de vagues critiques successives se trouvait être la religion.

Considérée au jour le jour, cette évolution des représentations a pu paraître naturelle, comme a pu paraître naturel le glissement sémantique par lequel le mot culture en est venu à signifier simplement "humain", de sorte que désormais,c'est à dire que tout est devenu culturel et réciproquement. Il faut noter aussi que ce glissement s'est accompagné d'une extension considérable de l'industrie du divertissement.

Pourtant, il a existé plusieurs moments historiques durant lesquelles il paraissait évident à tous que les Arts n'avaient pas d'autre objectif que le développement humain.

Cependant, au cours de ces époques, à l'opposé de l'image qui s'en est désormais répandue, il n'était guère question d'une marche inexorable et systématique vers le Progrès. Il s'agissait plutôt d'un mouvement réfléchi, raisonné, soucieux des risques, impliquant jugement et décision collectifs et dont le moteur ne reposait pas seulement sur la nouveauté mais aussi sur  l'efficacité d'une activité critique permanente.

Au fond, lorsqu'on le considère dans son ensemble, le désenchantement présent n'exprime rien d'autre que le fait qu'en dépit d'un travail et d'une agitation incessants, les hommes ne sont pas très satisfaits de ce qu'ils font. Tout ce qu'ils avaient entrepris pour sentir, penser et agir plus haut et plus loin leur semble désormais conduire trop souvent à des résultats opposés. 

Cette situation peut sembler paradoxale puisque  l'éclipse des dieux a gratifié les hommes d'un quota obligatoire de 24 heures de liberté par jour. On peut y voir cette ironie de la dialectique par laquelle toute chose finit par se muer en son contraire. On peut y discerner le mouvement même de l'aliénation par lequel l'activité des hommes leur devient étrangère. On peut y voir bien des fatalités.

Mais aussi peut-être la sagesse n'est-elle pas du côté de la résignation. Peut-être faut-il  très simplement essayer de comprendre.

Peut-être suffirait-il de ne pas accepter et de raviver les braises d'un dialogue entre les Sciences et les Arts, [1] pour faire émerger les contours, certes jamais exempts d'erreurs, de hasards ni de risques, d'une sorte de perspective.

Pareille entreprise peut paraître inutile et  déplacée dans la période en cours. Mais cette inutilité même peut la rendre belle.

Et peut-être aussi qu'au fond, il n'y a pas, il n'y a jamais eu d'autre issue.

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Point de suture - Pierre Petiot - Mars 2008

1 - Qui est resté possible jusqu'au début du XXe siècle, comme en témoignent par exemple  les relations entre Valéry, Mallarmé et Poincaré

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